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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

— Eh bien, continua madame de Blanchemont, je ne peux pas avoir ces scrupules et ces agitations de la conscience que vous redoutez pour moi. Quand on me rapporta le corps sanglant de mon mari, tué en duel pour une autre femme, je fus frappée de consternation et d’épouvante, j’en conviens ; en vous annonçant cette terrible nouvelle, en vous disant de rester quelque temps éloigné de moi, je crus accomplir un devoir ; oh ! si c’est un crime d’avoir trouvé ce temps bien long, votre obéissance scrupuleuse m’en a assez punie ! Mais depuis un mois que je vis retirée, occupée seulement d’élever mon fils et de consoler de mon mieux les parents de M. de Blanchemont, j’ai bien examiné mon cœur, et je ne le trouve plus si coupable. Je ne pouvais pas aimer cet homme qui ne m’a jamais aimée, et tout ce que je pouvais faire, c’était de respecter son honneur. À présent, Henri, je ne dois plus à sa mémoire qu’un respect extérieur pour les convenances. Je vous verrai en secret, rarement, il le faudra bien !… jusqu’à la fin de mon deuil ; et dans un an, dans deux ans, s’il le faut…

— Eh bien ! Marcelle, dans deux ans ?

— Vous me demandez ce que nous serons l’un pour l’autre, Henri ? Vous ne m’aimez plus, je vous le disais bien !

Ce reproche n’émut point Henri. Il le méritait si peu ! Attentif jusqu’à l’anxiété à toutes les paroles de son amante, il la supplia de continuer :

— Eh bien ! reprit-elle en rougissant avec la pudeur d’une jeune fille, ne voulez-vous donc pas m’épouser, Henri ?

Henri laissa tomber sa tête sur les genoux de Marcelle, et resta quelques instants comme brisé par la joie et la reconnaissance ; mais il se releva brusquement, et ses traits exprimaient le plus profond désespoir.

— N’avez-vous donc pas fait du mariage une assez triste expérience ? dit-il avec une sorte de dureté. Vous voulez encore vous remettre sous le joug ?

— Vous me faites peur, dit madame de Blanchemont après un moment d’effroi silencieux. Sentez-vous donc en vous-même des instincts de tyrannie, ou bien est-ce pour vous que vous craignez le joug de l’éternelle fidélité ?

— Non, non, ce n’est rien de tout cela, répondit Lémor avec abattement ; ce que je redoute, ce à quoi il m’est impossible de vous soumettre et de me soumettre moi-même, vous le savez ; mais vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas le comprendre. Nous en avons tant parlé cependant, alors que nous ne pensions pas que de pareilles discussions dussent un jour nous intéresser personnellement, et devenir pour moi un arrêt de vie ou de mort !

— Est-il possible, Henri, que vous soyez attaché à ce point à vos utopies ? Quoi ! l’amour même ne saurait les vaincre ? Ah ! que vous aimez peu, vous autres hommes ! ajouta-t-elle avec un profond soupir. Quand ce n’est pas le vice qui vous dessèche l’âme, c’est la vertu, et de toutes façons, lâches ou sublimes, vous n’aimez que vous-mêmes.

— Écoutez, Marcelle, si je vous avais demandé, il y a un mois, de manquer à vos principes à vous, si mon amour avait imploré ce que votre religion et vos croyances vous eussent fait regarder comme une faute immense, irréparable…

— Vous ne me l’avez pas demandé, dit Marcelle en rougissant.

— Je vous aimais trop pour vous demander de souffrir et de pleurer pour moi. Mais si je l’eusse fait, répondez donc, Marcelle !

— La question est indiscrète et déplacée, dit-elle en faisant un effort d’aimable coquetterie, pour éluder la réponse.

Sa grâce et sa beauté firent frémir Lémor. Il la pressa contre son cœur avec passion. Mais, s’arrachant aussitôt à ce moment d’ivresse, il s’éloigna, et reprit, d’une voix altérée, en marchant avec agitation derrière le banc où elle était assise :

— Et si je vous le demandais, à présent, ce sacrifice que la mort de votre époux rendrait, à coup sûr, moins terrible… moins effrayant…

Madame de Blanchemont redevint pâle et sérieuse.

— Henri, répondit-elle, je serais offensée et blessée jusqu’au fond du cœur d’une semblable pensée, lorsque je viens de vous offrir ma main et que vous semblez la refuser.

— Je suis bien malheureux de ne pouvoir me faire comprendre, et d’être pris pour un misérable, quand je sens en moi l’héroïsme de l’amour !… reprit-il avec amertume. Le mot vous paraît ambitieux et doit vous faire sourire de pitié. Il est vrai pourtant, et Dieu me tiendra compte de ma souffrance… elle est atroce, elle est au-dessus de mon courage, peut-être.

Et Henri fondit en larmes.

La douleur de ce jeune homme était si profonde et si sincère, que madame de Blanchemont en fut effrayée. Il y avait dans ces larmes brûlantes comme un refus invincible d’être heureux, comme un adieu éternel à toutes les illusions de l’amour et de la jeunesse.

— Ô mon cher Henri ! s’écria Marcelle, quel mal avez-vous donc résolu de nous faire à tous deux ? Pourquoi ce désespoir, quand vous êtes le maître de ma vie, quand rien ne nous empêche plus d’être l’un à l’autre devant Dieu et devant les hommes ? Est-ce donc mon fils qui est un obstacle entre nous ? ne vous sentez-vous pas l’âme assez grande pour répartir sur lui une part de l’affection que vous avez pour moi ! Craignez-vous d’avoir à vous reprocher un jour le malheur et l’abandon de cet enfant de mes entrailles !

— Votre fils ! dit Henri en sanglotant, j’aurais une crainte plus sérieuse que celle de ne l’aimer pas. Je craindrais de l’aimer trop, et de ne pouvoir me résigner à voir sa vie s’engager en sens inverse de la mienne dans le courant du siècle. L’usage et l’opinion me commanderaient de le laisser au monde, et je voudrais l’en arracher, dussé-je le rendre malheureux, pauvre et désolé avec moi… Non, je ne pourrais le regarder avec assez d’indifférence et d’égoïsme pour consentir à en faire un homme semblable à ceux de sa classe ; non ! non !… cela, et autre chose, et tout, dans votre position et dans la mienne, est un obstacle insurmontable. De quelque côté que j’envisage un tel avenir, je n’y vois que lutte insensée, malheur pour vous, anathème sur moi !… C’est impossible, Marcelle, à jamais impossible ! je vous aime trop pour accepter des sacrifices dont vous ne pouvez ni prévoir les résultats ni mesurer l’étendue. Vous ne me connaissez pas, je le vois bien. Vous me prenez pour un rêveur indécis et faible. Je suis un rêveur obstiné et incorrigible. Vous m’avez peut-être accusé quelquefois d’affectation ; vous avez cru qu’un mot de vous me ramènerait à ce que vous croyez la raison et la vérité. Oh ! je suis plus malheureux que vous ne pensez, et je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre maintenant. Plus tard… oui, plus tard, vous me remercierez au fond de vos pensées d’avoir su être malheureux tout seul.

— Plus tard ? et pourquoi ? et quand donc ? que voulez-vous dire ?

— Plus tard, vous dis-je, quand vous vous éveillerez de ce rêve sombre et maudit où je vous ai entraînée, quand vous retournerez au monde et que vous en partagerez les enivrements faciles et doux ; quand vous ne serez plus un ange, enfin, et que vous redescendrez sur la terre.

— Oui, oui, quand je serai desséchée par l’égoïsme et corrompue par la flatterie ! Voilà ce que vous voulez dire, voilà ce que vous augurez de moi ! Dans votre orgueil sauvage, vous ne me croyez pas capable d’embrasser vos idées et de comprendre votre cœur. Tranchons le mot, vous ne me trouvez pas digne de vous, Henri !

— Ce que vous dites est affreux, Madame, et cette lutte ne peut se supporter plus longtemps. Laissez-moi fuir, car nous ne pouvons pas nous comprendre maintenant.

— Vous me quittez ainsi ?

— Non, je ne vous quitte pas ; je vais, loin de votre