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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

Je n’aime pas l’anguille, et j’en suis bien contente, parce que si je l’aimais, j’en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche et généreux ? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d’autre bien que de donner du pain à ceux qui en manquent autour de vous, ce serait déjà quelque chose, et la richesse serait mieux placée dans vos mains que dans celles des avares… Oh ! je sais bien votre affaire ! J’ai compris ; je ne suis pas si bête que vous croyez, et j’ai lu de temps en temps des journaux et des brochures qui m’ont appris un peu ce qui se passe hors de nos campagnes, où il est vrai de dire qu’il ne se passe rien de nouveau. Je vois que vous êtes un faiseur de nouveaux systèmes, un économiste, un savant !

— Non. C’est peut-être un malheur ; mais je connais la science des chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien à l’économie politique telle qu’on l’entend aujourd’hui. C’est un cercle vicieux où je ne conçois pas qu’on s’amuse à tourner.

— Vous n’avez pas étudié une science sans laquelle vous ne pouvez rien essayer de neuf ? En ce cas, vous êtes un paresseux.

— Non, mais un rêveur.

— J’entends, vous êtes ce qu’on appelle un poëte.

— Je n’ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me prenez pas tant au sérieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux. Tout mon mérite, c’est d’avoir su apprendre un métier, et je vais l’exercer.

— C’est bien ! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez plus de la manière dont va le monde, puisque vous n’y pouvez rien.

— Quel raisonnement, ami ! Vous verriez une barque chavirer sur cette rivière, et il y aurait là une famille à laquelle, vous, attaché à cet arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez périr avec indifférence ?

— Non, Monsieur, je casserais l’arbre, fût-il dix fois plus gros. J’aurais si bonne volonté que Dieu ferait ce petit miracle pour moi.

— Et pourtant la famille humaine périt, s’écria Lémor douloureusement, et Dieu ne fait plus de miracles !

— Je le crois bien ! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j’y crois, et je vous déclare, puisque nous en sommes à ne nous rien cacher, que, dans le fond de ma pensée, je n’ai jamais désespéré d’épouser Rose Bricolin. Amener son père à accepter un gendre pauvre, c’est pourtant un miracle plus conséquent que de casser avec mes bras, sans cognée, le gros arbre que vous voyez là. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais comment : j’aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre en plantant mes choux, ou dans la rivière en jetant mes filets ; ou bien il me viendra une idée… n’importe sur quoi. Je découvrirai quelque chose, puisqu’il suffit, dit-on, d’une idée pour remuer le monde.

— Vous découvrirez le moyen d’appliquer l’égalité à une société qui n’existe que par l’inégalité, n’est-ce pas ? dit Henri avec un triste sourire.

— Pourquoi pas, Monsieur ? répondit le meunier avec une vivacité enjouée. Quand j’aurai fait fortune, comme je ne veux pas être avare et méchant, et, comme je suis bien sûr, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que ma grand’mère n’est venue à bout d’aimer l’anguille qu’elle ne pouvait pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout à coup plus savant que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n’avez pas trouvé dans vos livres, à savoir le secret de faire de la justice avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ça vous étonne ? Et pourtant, mon Parisien, je vous déclare que j’en sais bien moins que vous sur l’économie politique, et je n’y entends ni a ni b. Mais qu’est-ce que cela fait, puisque j’ai la volonté et la croyance ? Lisez l’Évangile, Monsieur. M’est avis que vous, qui en parlez si bien, vous avez un peu oublié que les premiers apôtres étaient des gens de rien, ne sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent plus long que tous les maîtres d’école et tous les curés de leur temps.

— Ô peuple ! tu prophétises ! s’écria Lémor en serrant le meunier contre son cœur. C’est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles, c’est sur toi que soufflera l’Esprit Saint ! Tu ne connais pas le découragement, toi ; tu ne doutes de rien. Tu sens que le cœur est plus puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l’inspiration ! Et voilà pourquoi j’ai brûlé mes livres, voilà pourquoi j’ai voulu retourner au peuple, d’où mes parents m’avaient fait sortir. Voilà pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de cœur, la foi et le zèle que j’ai perdus en grandissant parmi les riches !

— J’entends ! dit le meunier ; vous êtes un malade qui cherche la santé.

— Ah ! je la trouverais si je vivais près de vous.

— Je vous la donnerais de bon cœur si vous me promettiez de ne pas me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc raisonnablement ; dites-moi que, quelle que soit la position de madame Marcelle, vous l’épouserez si elle y consent.

— Vous réveillez mon angoisse. Vous m’avez dit qu’elle n’avait plus rien ; puis vous avez semblé vous raviser et me faire entendre qu’elle était encore riche.

— Allons, sachez la vérité, c’était une épreuve. Les trois cent mille francs subsistent encore, et le père Bricolin aura beau faire, je la conseillerai si bien qu’elle les conservera. Avec trois cent mille francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j’espère, puisque avec cinquante mille que je n’ai pas, moi, je prétends sauver le monde !

— J’admire et j’envie votre gaieté, dit Lémor accablé ; mais vous m’avez remis la mort dans l’âme. J’adore cette femme, cet ange, et je ne peux pas être l’époux d’une femme riche ! Le monde a sur l’honneur des préjugés que j’ai subis malgré moi, et que je ne saurais secouer. Je ne pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu’elle doit et qu’elle veut sans doute conserver à son fils. Je ne pourrais donc songer à me rendre utile, par ma richesse, sans manquer à ce qu’on regarde comme la probité. Et puis j’aurais certains scrupules de condamner à l’indigence une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont je respecte l’indépendance future. Je souffrirais de leurs privations, je frémirais à toute heure de les voir succomber à une vie trop rude. Hélas ! cet enfant, cette femme n’appartiennent pas à la même race que nous, Grand-Louis. Ce sont les maîtres détrônés de la terre qui demanderaient à leurs anciens esclaves les soins et les recherches auxquels ils sont habitués. Nous les verrions languir et dépérir sous notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisées par le travail, et notre amour ne les soutiendrait peut-être pas jusqu’au bout de cette lutte qui nous brise déjà nous-mêmes…

— Voilà encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous abandonne, dit le Grand-Louis en l’interrompant. Vous ne croyez même plus à l’amour ; vous ne voyez pas qu’elle supporterait tout pour vous, et qu’elle se trouverait heureuse comme cela ? Vous n’êtes pas digne d’être si grandement aimé, vrai !

— Ah ! mon ami, qu’elle devienne pauvre, tout à fait pauvre, sans que j’aie à me reprocher d’y avoir contribué, et vous verrez si je manque de courage pour la soutenir !

— Eh bien ! vous travaillerez pour gagner un peu d’argent, comme nous travaillons tous ? Pourquoi mépriser tant l’argent qu’elle a, et qui est tout gagné ?

— Il n’a pas été gagné par le travail du pauvre ; c’est de l’argent volé.

— Comment ça ?

— C’est l’héritage des rapines féodales de ses pères. C’est le sang et la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs terres.

— C’est vrai cela ! mais l’argent ne conserve pas cette espèce de rouille. Il a le don de s’épurer ou de se salir, suivant la main qui le touche.

— Non ! dit Lémor avec feu. Il y a de l’argent souillé et qui souille la main qui le reçoit !

— C’est une métaphore ! dit tranquillement le meunier. C’est toujours l’argent du pauvre, puisqu’il lui a été extorqué par le pillage, la violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s’abstienne de le reprendre, parce