Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

peu mauvaise opinion de vous, avec ça que vous avez une barbe de capucin ! Cependant, vous n’avez pas plus que moi la mine d’un jésuite, et si ma figure vous revient, la vôtre me revient aussi… Quant à être un homme heureux… je vous conseille de porter envie aux autres, et surtout à moi ! C’est donc pour vous moquer.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Avez-vous éprouvé quelque malheur depuis que je ne vous ai vu ?

— Bah ! il y a longtemps que je porte un malheur qui finira Dieu sait comment ! Mais je n’ai pas plus envie d’en parler que vous de m’écouter, car vous avez aussi, je le vois bien, beaucoup de tic-tac dans la cervelle. Ah ça ! est-ce que vous n’allez pas me donner un mot de réponse pour la personne qui vous a écrit ? quand ce ne serait que pour attester que j’ai bien fait ma commission ?

— Vous connaissez donc cette personne ? dit Lémor tout tremblant.

— Tiens ! vous n’aviez pas encore pensé à me le demander. Où sont donc vos esprits ?

L’air de bienveillance un peu goguenarde du Grand-Louis commençait à inquiéter Lémor. Il craignait de compromettre Marcelle, et cependant la physionomie de ce paysan n’était pas faite pour inspirer la méfiance. Mais Henri crut devoir affecter une sorte d’indifférence.

— Je ne connais pas beaucoup moi-même, dit-il, la dame qui m’a fait l’honneur de m’écrire. Comme le hasard m’avait conduit dernièrement dans le pays où elle possède des biens, elle a pensé que je pourrais lui donner quelques renseignements…

— À d’autres, interrompit le meunier, elle ne sait pas du tout que vous y êtes venu, encore moins pourquoi vous l’avez fait, et voilà ce que je vous prie de me dire, si vous ne voulez pas que je le devine.

— C’est à quoi je répondrai un autre jour, dit Lémor avec un peu d’impatience et de fierté ironique. Vous êtes curieux, l’ami, et je ne sais pourquoi vous voulez voir du mystère dans ma conduite.

— Il y en a, l’ami ! Je vous dis qu’il y en a, puisque vous ne lui avez pas fait savoir que vous étiez venu dans la Vallée-Noire !

La persistance du meunier devenait de plus en plus embarrassante, et Henri, craignant de tomber dans quelque piège ou de commettre quelque imprudence, songea à se délivrer de ses investigations bizarres.

— Je ne sais ni de qui, ni de quoi vous voulez me parler, répondit-il en haussant les épaules. Je vous renouvelle mes remerciements, et je vous salue. Si la lettre que vous m’avez remise exige une réponse ou un reçu, je l’enverrai par la poste. Je pars dans une heure pour Toulouse, et n’ai pas le loisir de m’arrêter plus longtemps avec vous.

— Ah ! vous partez pour Toulouse, dit le meunier en doublant le pas pour le suivre. J’aurais cru que vous alliez venir avec moi à Blanchemont.

— Pourquoi à Blanchemont ?

— Parce que si vous avez à donner des conseils à la dame de Blanchemont sur ses affaires, comme vous le prétendez, il serait plus obligeant d’aller vous expliquer avec elle que d’écrire deux mots à la hâte. C’est une personne qui vaut bien la peine qu’on se dérange de quelques lieues pour lui rendre service, et moi, qui ne suis qu’un meunier, j’irais au bout du monde s’il le fallait.

Lémor, informé, presque malgré lui, du lieu que Marcelle avait choisi momentanément pour sa retraite, ne put se décider à se séparer brusquement d’un homme qui la connaissait et qui semblait si disposé à lui parler d’elle. L’espèce de proposition et de conseil qu’on lui adressait d’aller à Blanchemont faisait passer des éblouissements dans cette jeune tête volontairement stoïque, mais profondément bouleversée par la passion. Agité de désirs et de résolutions contradictoires, il laissait paraître sur son visage toutes les perplexités qu’il croyait renfermer dans son âme, et le pénétrant meunier ne s’y trompait pas. — Si je croyais, dit enfin Lémor, que des explications verbales fussent nécessaires… mais en vérité, je ne le pense pas… cette dame ne m’indique rien de semblable…

— Oui, dit le meunier d’un ton railleur ; cette dame vous croyait à Paris, et on ne fait pas venir un homme de si loin pour quelques paroles. Mais peut-être que si elle vous avait su si près, elle m’aurait commandé de vous ramener avec moi.

— Non, monsieur le meunier, vous vous trompez, dit Henri, effrayé de la pénétration du Grand-Louis. Les questions qu’on me fait l’honneur de m’adresser n’ont pas assez d’importance pour cela. Décidément, j’y répondrai par écrit.

Et en s’arrêtant à ce dernier parti, Henri sentait son cœur se briser. Car, malgré sa soumission aux ordres de Marcelle, l’idée de la revoir encore une fois avant de s’en éloigner pour une année entière, avait fait bouillonner tout son sang énergique. Mais ce maudit meunier, avec ses commentaires, pouvait, soit par malice, soit par légèreté, rendre sa démarche compromettante pour la jeune veuve, et Lémor devait s’en abstenir.

— Vous ferez ce qui vous plaît, dit le Grand-Louis, un peu piqué de sa réserve, mais comme elle me fera sans doute quelques questions sur votre compte, je serai forcé de lui dire que l’idée de venir la voir ne vous a pas souri du tout.

— Ce qui lui fera assurément beaucoup de peine ? répondit Lémor avec un éclat de rire un peu forcé.

— Oui, oui ! jouez au plus fin avec moi, mon camarade ! reprit le meunier. Mais vous ne riez pas de bon cœur.

— Monsieur le meunier, répliqua Lémor perdant patience, vos insinuations, autant que je puis les comprendre, commencent à être assez déplacées. Je ne sais pas si vous êtes aussi dévoué à la personne en question que vous le prétendez ; mais il ne me semble pas que vous en parliez avec autant de respect que moi, qui la connais à peine.

— Vous vous fâchez ? À la bonne heure, c’est plus franc, et cela me taquine moins que vos moqueries. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir sur votre compte.

— C’en est trop, dit Lémor irrité, et cela ressemble à une provocation personnelle. J’ignore quelles folles idées vous voulez m’attribuer, mais je vous déclare que ce jeu me fatigue et que je ne souffrirai pas plus longtemps vos impertinences.

— Vous fâchez-vous tout de bon ? dit le Grand-Louis d’un ton calme. Je suis bon pour vous répondre. Je suis beaucoup plus fort que vous ; mais sans doute vous êtes compagnon de quelque Devoir, et vous connaissez la canne. Et d’ailleurs, vous autres Parisiens, on dit que vous savez tous jouer du bâton comme des professeurs. Nous autres, nous ne connaissons pas la théorie, nous n’avons que la pratique. Vous êtes plus adroit que moi, probablement ; moi, je cognerai un peu plus dur que vous, ça égalisera la partie. Allons derrière le vieux rempart si vous voulez, ou bien au café du père Robichon. Il y a une petite cour où l’on peut s’expliquer sans témoins, car il n’y a pas de danger qu’il appelle la garde, il sait trop bien vivre pour cela.

— Allons, se dit Lémor, j’ai voulu être ouvrier, et les lois de l’honneur sont aussi rigides au bâton qu’à l’épée. Je ne connais pas l’art féroce de tuer mon semblable avec une arme plus qu’avec une autre. Mais si cet Hercule gaulois veut se donner le plaisir de m’assommer, je ne l’éviterai pas en lui parlant raison. Ce sera, d’ailleurs, la seule manière de me débarrasser de ses questions, et je ne vois pas pourquoi je serais plus patient qu’un gentilhomme.

Le généreux et pacifique meunier n’avait aucune envie de chercher querelle à Henri comme celui-ci le supposait, faute de comprendre l’intérêt qu’il portait réellement à madame de Blanchemont et à lui, par conséquent ; mais ce dernier sentiment était mêlé d’une méfiance dont le Grand-Louis eût voulu se guérir l’esprit par une sincère explication. N’ayant pas réussi, à son tour il se croyait provoqué, et en prenant le chemin du café Robichon, chacun des deux adversaires se persuadait qu’il