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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

manière un peu trop cruelle. Ma mère, croyant qu’en perdant toute espérance elle en prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle à la tête, avec des termes assez durs et dans un moment où une émotion pareille pouvait être mortelle. Ma sœur ne parut pas entendre et ne répondit rien. On était en train de souper, je m’en souviens comme d’hier, quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda ma mère pendant plus d’un quart d’heure sans dire un mot, sans baisser les yeux, et d’un air si singulier que ma mère eut peur et s’écria : Ne dirait-on pas qu’elle veut me dévorer ? — Vous en ferez tant, dit ma grand’mère, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous la rendrez folle.

Ma grand’mère n’avait que trop bien jugé. Ma sœur était folle, et depuis ce jour-là, elle n’a plus jamais mangé avec nous. Elle ne touche à rien de ce qu’on lui présente, et elle vit toujours seule, nous fuyant tous, et se nourrissant de vieux restes qu’elle va ramasser elle-même dans le fond du bahut quand il n’y a personne dans la cuisine. Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la déchire avec ses doigts et la dévore toute sanglante. C’est ce qu’elle vient de faire, j’en suis sûre, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir. D’autres fois elle arrache des légumes dans le jardin et les mange crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur à tout le monde. Voilà les suites d’une amour contrariée, et mes pauvres parents ne sont que trop punis d’avoir mal jugé le cœur de leur fille. Cependant ils ne parlent jamais de ce qu’ils feraient pour elle si c’était à recommencer.

Marcelle crut que Rose faisait allusion à elle-même, et, désirant savoir à quel point elle partageait l’amour du Grand-Louis, elle encouragea sa confiance par un ton de douceur affectueuse. Elles étaient arrivées à la lisière de la garenne opposée à celle où se promenait la folle. Marcelle se sentait plus à l’aise, et le petit Édouard avait oublié déjà sa frayeur. Il avait repris sa course folâtre à portée de l’œil de sa mère.

— Votre mère me paraît un peu rigide, en effet, dit madame de Blanchemont à sa compagne ; mais M. Bricolin a l’air d’avoir pour vous plus d’indulgence.

— Papa fait moins de bruit que maman, dit Rose en secouant la tête. Il est plus gai, plus caressant ; il fait plus de cadeaux, il a plus d’attentions aimables, et enfin il aime bien ses enfants, c’est un bon père !… Mais, sous le rapport de la fortune et de ce qu’il appelle la convenance, sa volonté est peut-être plus inébranlable encore que celle de ma mère. Je lui ai entendu dire cent fois qu’il valait mieux être mort que misérable et qu’il me tuerait plutôt que de consentir…

— À vous marier à votre gré ? dit Marcelle voyant que Rose ne trouvait pas d’expressions pour rendre sa pensée.

— Oh ! il ne dit pas comme cela, reprit Rose d’un air un peu prude. Je n’ai jamais pensé au mariage, et je ne sais pas encore si mon gré ne serait pas le sien. Mais enfin, il a beaucoup d’ambition pour moi, et se tourmente déjà de la crainte de ne pas trouver un gendre digne de lui. Ce qui fait que je ne serai pas mariée de si tôt, et j’en suis bien aise, car je ne désire pas quitter ma famille, malgré les petites contrariétés que j’y éprouve de la part de maman.

Marcelle crut voir chez Rose un peu de dissimulation, et, ne voulant pas brusquer sa confiance, elle fit l’observation que Rose avait sans doute beaucoup d’ambition pour elle-même.

— Oh ! pas du tout ! répondit Rose avec abandon. Je me trouve beaucoup plus riche que je n’ai besoin et souci de l’être. Mon père a beau dire que nous sommes cinq enfants (car j’ai deux sœurs et un frère établis), et que, par conséquent la part de chacun ne sera déjà pas si grosse, cela m’est bien égal. J’ai des goûts simples, et d’ailleurs je vois bien, par ce qui se passe chez nous, que plus on est riche, plus on est pauvre.

— Comment cela ?

— Chez nous autres cultivateurs, du moins, c’est la vérité. Vous, les nobles, vous vous faites en général honneur de votre fortune ; on vous accuse même chez nous de la prodiguer, et, en voyant la ruine de tant d’anciennes familles, on se dit qu’on sera plus sage, et on vise avec soin, comment dirai-je ?… avec passion, à établir sa race dans la richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu’on possède ; voilà du moins ce que mon père, ma mère, mes sœurs et leurs maris, mes tantes et mes cousines, m’ont répété sur tous les tons depuis que j’existe. Aussi, pour ne pas s’arrêter dans le travail de s’enrichir, on s’impose toutes sortes de privations. On fait de la dépense devant les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du ménage, on tondrait, comme on dit, sur un œuf. On craint de gâter ses meubles, ses robes, et de trop donner à ses aises. Du moins, c’est le système de ma mère, et c’est un peu dur d’épargner toute sa vie et de s’interdire toute jouissance quand on est à même de se les donner. Et quand il faut économiser sur le bien-être, le salaire et l’appétit des autres, quand il faut être dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout à fait triste. Quant à moi, si j’étais maîtresse de me gouverner comme je l’entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni à moi-même. Je mangerais mon revenu, et peut-être que le fonds ne s’en porterait pas plus mal. Car enfin on m’aimerait, on travaillerait pour moi avec zèle et avec fidélité. N’est-ce pas ce que Grand-Louis disait à dîner ? Il avait raison.

— Ma chère Rose, il avait raison en théorie.

— En théorie ?

— C’est-à-dire en appliquant ses idées généreuses à une société qui n’existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant à la pratique actuelle, c’est-à-dire quant à ce qui peut se réaliser aujourd’hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu’il suffirait à quelques-uns d’être bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont pas, pour être compris, aimés et récompensés dès cette vie.

— Ce que vous dites là m’étonne. Je croyais que vous penseriez comme moi. Vous croyez donc qu’on a raison d’écraser ceux qui travaillent à notre profit ?

— Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de penser comme vous le supposez. Je voudrais qu’on ne fît travailler personne pour soi, mais qu’en travaillant chacun pour tous, on travaillât pour Dieu et pour soi-même par contre-coup.

— Et comment cela pourrait-il se faire ?

— Ce serait trop long à vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de le faire mal. En attendant que l’avenir que je conçois se réalise, je regarde comme un très-grand malheur d’être riche, et, pour ma part, je suis fort soulagée de ne l’être plus.

— C’est singulier, dit Rose ; celui qui est riche peut cependant faire du bien à ceux qui ne le sont pas, et c’est là le plus grand bonheur !

— Une seule personne bien intentionnée peut faire si peu de bien, même en donnant tout ce qu’elle possède, et alors elle est si tôt réduite à l’impuissance !

— Mais si chacun faisait de même ?

— Oui, si chacun ! Voilà ce qu’il faudrait ; mais il est impossible maintenant d’amener tous les riches à un pareil sacrifice. Vous-même, Rose, vous ne seriez pas disposée à le faire entièrement. Vous voudriez bien, avec votre revenu, soulager le plus de souffrances possible, c’est-à-dire sauver quelques familles de la misère ; mais ce serait toujours à la condition de conserver votre fonds, et moi qui vous prêche, je m’attache aux derniers débris de ma fortune pour sauver ce qu’on appelle l’honneur de mon fils en lui conservant de quoi faire face aux dettes de son père, sans tomber lui-même dans un dénuement absolu, d’où résulterait le manque d’éducation, un travail excessif, et probablement la mort d’un être délicat issu d’une race d’oisifs, héritier d’une organisation chétive, et, sous ce rapport, très-inférieure à celle du paysan. Vous voyez donc qu’avec nos bonnes intentions, nous autres qui ne savons pas comment la société pourrait apporter remède à de telles alternatives, nous ne pouvons rien, sinon préférer pour nous-mêmes la mé-