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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

objet agréable qui pût frapper ses regards en cet instant.

— Je veux vous faire les honneurs de la garenne, dit la jeune fille ; c’est mon endroit favori, et vous l’aimerez, j’en suis sûre.

— Quel qu’il soit, votre compagnie me le fera trouver agréable, répondit Marcelle en passant familièrement son bras sous celui de Rose.

L’ancien parc seigneurial de Blanchemont, abattu à l’époque de la révolution, était clos désormais par un fossé profond, rempli d’eau courante, et par de grandes haies vives, où Rose laissa un bout de garniture de sa robe de mousseline, avec la précipitation et l’insouciance d’une fille dont le trousseau est au grand complet. Les anciennes souches des vieux chênes s’étaient couvertes de rejets, et la garenne n’était plus qu’un épais taillis sur lequel dominaient quelques sujets épargnés par la cognée, semblables à de respectables ancêtres étendant leurs bras noueux et robustes sur une nombreuse et fraîche postérité. De jolis sentiers montaient et descendaient par des gradins naturels établis sur le roc, et serpentaient sous un ombrage épais quoique peu élevé. Ce bois était mystérieux. On y pouvait errer librement, appuyée au bras d’un amant. Marcelle chassa cette pensée qui faisait battre son cœur, et tomba dans la rêverie en écoutant le chant des rossignols, des linottes et des merles qui peuplaient le bocage désert et tranquille.

La seule avenue que le taillis n’eût pas envahie était située à la lisière extrême du bois, et servait de chemin d’exploitation. Marcelle en approchait avec Rose, et son enfant courait en avant. Tout d’un coup il s’arrêta et revint lentement sur ses pas, indécis, sérieux et pâle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda sa mère, habituée à deviner toutes ses impressions, en voyant qu’il était combattu entre la crainte et la curiosité.

— Il y a une vilaine femme là-bas, répondit Édouard.

— On peut être vilain et bon, répondit Marcelle. Lapierre est bien bon et il n’est pas beau.

— Oh ! Lapierre n’est pas laid ! dit Édouard, qui, comme tous les enfants, admirait les objets de son affection.

— Donne-moi la main, reprit Marcelle, et allons voir cette vilaine femme.

— Non, non, n’y allez pas, c’est inutile, dit Rose d’un air triste et embarrassé, sans pourtant manifester aucune crainte. Je ne pensais pas qu’elle était là.

— Je veux habituer Édouard à vaincre la peur, lui répondit Marcelle à demi-voix.

Et Rose n’osant la retenir, elle doubla le pas. Mais lorsqu’elle fut au milieu de l’avenue, elle s’arrêta, frappée d’une sorte de terreur à l’aspect de l’être bizarre qui venait lentement à sa rencontre.

XII.

LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE.

Sous le majestueux berceau que formaient les grands chênes le long de l’avenue, et que le soleil sur son déclin coupait de fortes ombres et de brillants reflets, marchait à pas comptés une femme ou plutôt un être sans nom qui paraissait plongé dans une méditation farouche. C’était une de ces figures égarées et abruties par le malheur, qui n’ont pas plus d’âge que de sexe. Cependant, ses traits réguliers avaient eu une certaine noblesse qui n’était pas complètement effacée, malgré les affreux ravages du chagrin et de la maladie, et ses longs cheveux noirs en désordre s’échappant de dessous son bonnet blanc surmonté d’un chapeau d’homme d’un tissu de paille brisé et déchiré en mille endroits, donnaient quelque chose de sinistre à la physionomie étroite et basanée qu’ils ombrageaient en grande partie. On ne voyait, de cette face jaune comme du safran et dévastée par la fièvre, que deux grands yeux noirs d’une fixité effrayante, dont on rencontrait rarement le regard préoccupé, un nez très-droit et d’une forme assez belle quoique très-prononcée, et une bouche livide à demi entr’ouverte. Son habillement, d’une malpropreté repoussante, appartenait à la classe bourgeoise ; une mauvaise robe d’étoffe jaune dessinait un corps informe où les épaules hautes et constamment voûtées avaient acquis en largeur un développement disproportionné avec le reste du corps qui semblait étique, et sur lequel flottait la robe détachée et traînante d’un côté. Ses jambes maigres et noires étaient nues, et des savates immondes défendaient mal ses pieds contre les cailloux et les épines auxquels du reste ils semblaient insensibles. Elle marchait gravement, la tête penchée en avant, le regard attaché sur la terre et les mains occupées à rouler et à presser un mouchoir taché de sang.

Elle venait droit sur madame de Blanchemont, qui, dissimulant son effroi pour ne pas le communiquer à Édouard, attendait avec angoisse qu’elle prît à gauche ou à droite, pour passer auprès d’elle. Mais le spectre, car cette créature ressemblait à une apparition sinistre, marchait toujours, sans paraître prendre garde à personne, et sa physionomie, qui n’exprimait pas l’idiotisme, mais un désespoir sombre passé à l’état de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des objets extérieurs. Cependant, lorsqu’elle arriva jusqu’à l’ombre que Marcelle projetait à ses pieds, elle s’arrêta comme si elle eût rencontré un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour reprendre sa marche incessante et monotone.

— C’est la pauvre Bricoline, dit Rose sans baisser la voix, quoiqu’elle fût à portée d’être entendue. C’est ma sœur aînée, qui est dérangée (c’est-à-dire folle, en termes du pays). Elle n’a que trente ans, quoiqu’elle ait l’air d’une vieille femme, et il y en a douze qu’elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne savons pas si elle est sourde. Elle n’est pas muette, car lorsqu’elle se croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n’a aucun sens. Elle veut toujours être seule, et elle n’est pas méchante quand on ne la contrarie pas. N’en ayez pas peur ; si vous avez l’air de ne pas la voir, elle ne vous regardera seulement pas. Il n’y a que quand nous voulons la rapproprier un peu, qu’elle se met en colère et se débat en criant comme si nous lui faisions du mal.

— Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son épouvante, ramène-moi à la maison, j’ai faim.

— Comment aurais-tu faim ? Tu sors de table, dit Marcelle qui n’avait pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste spectacle. Tu te trompes assurément ; viens dans une autre allée : peut-être qu’il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la chaleur te fatigue.

— Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose ; ceci n’est pas gai à voir. Il n’y a pas de risque qu’elle nous suive, et d’ailleurs, quand elle est dans une allée, elle ne la quitte pas souvent ; vous pouvez voir que dans celle-ci, l’herbe est brûlée au milieu, tant elle y a passé et repassé, toujours au même endroit. Pauvre sœur, quel dommage ! elle était si belle et si bonne ! Je me souviens du temps où elle me portait dans ses bras et s’occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel enfant-là. Mais depuis son malheur elle ne me connaît plus et ne se souvient pas seulement que j’existe.

— Ah ! ma chère mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet ! Et quelle en est la cause ? Est-ce un chagrin ou une maladie ? Le sait-on ?

— Hélas ! oui, on le sait bien. Mais on n’en parle pas.

— Je vous demande pardon si l’intérêt que je vous porte m’a entraînée à vous faire une question indiscrète.

— Oh ! pour vous, Madame, c’est bien différent. Il me semble que vous êtes si bonne qu’on n’est jamais humilié devant vous. Je vous dirai donc, entre nous, que ma pauvre sœur est devenue folle par suite d’une amour contrariée. Elle aimait un jeune homme très-bien et très honnête, mais qui n’avait rien, et nos parents n’ont pas voulu consentir au mariage. Le jeune homme s’est engagé et a été se faire tuer à Alger. La pauvre Bricoline, qui avait toujours été triste et silencieuse depuis son départ, et à qui on supposait seulement de l’humeur et un chagrin qui passerait avec le temps, apprit sa mort d’une