Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
LEONE LEONI.

jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui exprimait sa tendresse devant moi comme s’il m’eût été impossible d’en ressentir de la douleur ou du dépit. La princesse semblait de temps en temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses paroles, qu’elle m’étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle prit vite confiance en moi ; et, jalouse qu’elle était avec emportement, elle pensa qu’il était impossible à une autre femme de consentir au rôle que je jouais. Une intrigante aurait pu l’accepter, mais mon ton et ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre, elle m’accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa générosité et j’eus envie de refuser ; mais la crainte de déplaire à Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j’eus à souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouïes. Cependant peu à peu ces souffrances s’apaisèrent et ma situation d’esprit devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses caprices, ses impatiences, et tout le mal que son amour pour Leoni me causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le cœur ardent plutôt que tendre, et le caractère prodigue, plutôt que généreux. Mais elle avait dans les manières une grâce irrésistible ; l’esprit dont pétillait son langage, au milieu des plus vives souffrances, le choix des mots ingénieux et caressants avec lesquels elle me remerciait de mes complaisances ou me priait d’oublier ses emportements, ses petites flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu’au tombeau, tout en elle avait un caractère d’originalité, de noblesse et d’élégance, dont j’étais d’autant plus frappée que je n’avais jamais vu de près aucune femme de son rang, et que je n’étais point accoutumée à ce grand charme que leur donne l’usage de la bonne compagnie. Elle possédait ce don à un tel point, que je ne pus y résister, et que je me laissai dominer à son gré ; elle était si malicieuse et si aimable avec Leoni, que je concevais qu’il fût devenu amoureux d’elle, et que j’avais fini par m’habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient assez de grâce et d’esprit l’un et l’autre pour que j’eusse du plaisir à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m’adresser des choses si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m’avaient d’abord témoignée s’était vite apaisée, grâce au soin que j’avais pris de leur abandonner tous les petits présents que me faisait leur maîtresse. J’eus même l’affection et la confiance des neveux et des cousins ; une très-jolie petite nièce, que la princesse refusait obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu’à elle et lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet enfant un joli écrin qu’elle m’avait forcée d’accepter dans la matinée ; et cet acte de générosité l’engagea à remettre à la petite fille un présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n’avait rien de mesquin ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une orpheline pauvre, et les autres parents commencèrent à croire qu’ils n’avaient rien à craindre de nous, et que nous n’avions pour la princesse qu’une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de délation contre moi cessèrent donc entièrement, et, pendant deux mois, nous eûmes une vie très calme. Je m’étonnai d’être presque heureuse.

XX.

La seule chose qui m’inquiétât sérieusement, c’était de voir toujours autour de nous le marquis de… Il s’était introduit, je ne sais à quel titre, chez la princesse, et l’amusait par son babil caustique et médisant. Il entraînait ensuite Leoni dans les autres appartements et avait avec lui de longs entretiens dont Leoni sortait toujours sombre. — Je hais et je méprise Lorenzo, me disait-il souvent ; c’est la pire canaille que je connaisse, il est capable de tout. Je le pressais alors de rompre avec lui ; mais il me répondait : — C’est impossible, Juliette ; tu ne sais pas que lorsque deux coquins ont agi ensemble, ils ne se brouillent plus que pour s’envoyer l’un l’autre à l’échafaud. Ces paroles sinistres résonnaient si étrangement dans ce beau palais, au milieu de la vie paisible que nous y menions, et presque aux oreilles de cette princesse si gracieuse et si confiante, qu’il me passait un frisson dans les veines en les entendant.

Cependant les souffrances de notre malade augmentaient de jour en jour, et bientôt vint le moment où elle devait succomber infailliblement. Nous la vîmes s’éteindre peu à peu ; mais elle ne perdit pas un instant sa présence d’esprit, ses plaisanteries et ses discours aimables.

— Que je suis fâchée, disait-elle à Leoni, que Juliette soit ta sœur ! Maintenant que je pars pour l’autre monde, il faut bien que je renonce à toi. Je ne puis exiger ni désirer que tu me restes fidèle après ma mort. Malheureusement tu vas faire des sottises et te jeter à la tête de quelque femme indigne de toi. Je ne connais au monde que ta sœur qui te vaille ; c’est un ange, et il n’y a que toi aussi qui sois digne d’elle.

Je ne pouvais résister à ces cajoleries bienveillantes, et je me prenais pour cette femme d’une affection plus vive à mesure que la mort la détachait de nous. Je ne voulais pas croire qu’elle pût nous être enlevée avec toute sa raison, tout son calme, et au milieu d’une si douce intimité. Je me demandais comment nous ferions pour vivre sans elle, et je ne pouvais m’imaginer son grand fauteuil doré vide, entre Leoni et moi, sans que mes yeux s’humectassent de larmes.

Un soir que je lui faisais la lecture pendant que Leoni était assis sur le tapis et lui réchauffait les pieds dans un manchon, elle reçut une lettre, la lut rapidement, jeta un grand cri et s’évanouit. Tandis que je volais à son secours, Leoni ramassa la lettre et en prit connaissance. Quoique l’écriture fût contrefaite, il reconnut la main du vicomte de Chalm. C’était une délation contre moi, des détails circonstanciés sur ma famille, sur mon enlèvement, sur mes relations avec Leoni ; puis mille calomnies odieuses contre mes mœurs et mon caractère.

Au cri qu’avait jeté la princesse, Lorenzo, qui planait toujours comme un oiseau de malheur autour de nous, entra je ne sais comment, et Leoni, l’entraînant dans un coin, lui montra la lettre du vicomte. Lorsqu’ils se rapprochèrent de nous, le marquis était très-calme, et avait, comme à l’ordinaire, un sourire moqueur sur les lèvres, et Leoni, agité, semblait interroger ses regards pour lui demander conseil.

La princesse était toujours évanouie dans mes bras. Le marquis haussa les épaules. — Ta femme est insupportablement niaise, dit-il assez haut pour que je l’entendisse ; sa présence ici désormais est du plus mauvais effet ; renvoie-la, et dis-lui d’aller chercher du secours. Je me charge du tout.

— Mais que feras-tu ? dit Leoni dans une grande anxiété.

— Sois tranquille, j’ai un expédient tout prêt depuis longtemps : c’est un papier qui est toujours sur moi. Mais renvoie Juliette…

Leoni me pria d’appeler les femmes ; j’obéis et posai doucement la tête de la princesse sur un coussin. Mais quand je fus au moment de franchir la porte, je ne sais quelle force magnétique m’arrêta et me força de me retourner. Je vis le marquis s’approcher de la malade comme pour la secourir ; mais sa figure me sembla si odieuse, celle de Leoni si pâle, que la peur me prit de laisser cette mourante seule avec eux. Je ne sais quelles idées vagues me passèrent par la tête ; je me rapprochai du lit vivement, et, regardant Leoni avec terreur je lui dis : — Prends garde, prends garde !… — À quoi ? me répondit-il d’un air étonné. Le fait est que je