Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

contemplant avec une sorte d’enthousiasme naïf et d’étonnement profond.



M. Bricolin était un homme de cinquante ans. (Page 20.)

— C’est donc bien surprenant, lui dit-elle, de voir une personne qui perd sa fortune sans perdre l’esprit. D’ailleurs, ne me reste-il pas de quoi vivre ?

— Ce qui vous reste, je le sais à peu près. Je connais vos affaires peut-être mieux que vous ; car le père Bricolin, quand il a bu un coup, aime à causer, et il m’a assez cassé la tête de tout cela, alors que ça ne m’intéressait guère. Mais c’est égal, voyez-vous ; une personne qui voit sans sourciller un million d’un côté et un demi-million de l’autre, s’en aller de devant elle… crac ! en un clin d’œil… je n’ai jamais vu cela, et je ne le comprends pas encore !

— Vous comprendriez encore moins si je vous disais que, quant à ce qui me concerne, cela me fait un plaisir extrême.

— Ah ! mais par rapport à votre fils ! dit le meunier en baissant la voix pour que l’enfant qui jouait dans la pièce voisine n’entendît pas ses paroles.

— Au premier moment j’ai été un peu effrayée, répondit Marcelle, et puis, je me suis bientôt consolée. Il y a longtemps que je me dis que c’est un malheur que de naître riche, et d’être destiné à l’oisiveté, à la haine des pauvres, à l’égoïsme et à l’impunité que donne la richesse. J’ai regretté bien souvent de n’être pas fille et mère d’ouvrier. À présent, Louis, je serai du peuple, et les hommes comme vous ne se méfieront plus de moi.

— Vous ne serez pas du peuple, dit le meunier ; il vous reste encore une fortune qu’un homme du peuple regarderait comme immense, quoique ce ne soit pas grand’chose pour vous. D’ailleurs ce petit enfant a des parents riches qui ne le laisseront pas élever comme un pauvre. Tout cela, madame Marcelle, c’est donc des romans que vous vous faites ; mais où diable avez-vous donc pris ces idées-là ? Il faut que vous soyez une sainte, le diable m’enlève ! Ça me fait un singulier effet de vous entendre dire des choses pareilles, quand toutes les autres personnes riches ne songent qu’à le devenir davantage. Vous êtes la première de votre espèce que je vois. Est-ce qu’il y a à Paris d’autres riches et d’autres nobles qui pensent comme vous ?

— Il n’y en a guère, je dois en convenir. Mais ne m’en faites pas tant de mérite, Grand-Louis. Un jour viendra