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DANS LE BEAU MONDE.

gauche et froide. Cependant elle s’enhardit et s’anima un peu avec moi. Elle en vint à me dire que le monde l’ennuyait, que le bal était son supplice. Je compris qu’elle y venait malgré elle pour accompagner sa mère, et que le rôle de mère, c’était elle qui le remplissait auprès de l’auteur de ses jours. Elle était condamnée à servir de prétexte. Le père d’Arthur, qui avait les goûts de l’âge que le temps lui avait fait, se soumettait à courir le monde, ou à rester seul au coin du feu, lorsque madame lui avait dit : « Quand on a une fille à marier, il faut bien la conduire au bal. » En attendant, la fille ne se mariait pas. Le père bâillait, et la mère dansait.

Je fis danser plusieurs fois cette pauvre demoiselle. Dans un bal de province, cela l’aurait compromise, et ses parents m’eussent fait la leçon. Mais à Paris, bien loin de là, on m’en sut le meilleur gré, et la demoiselle ne prit pas ce joli air de prude qui commence, dans une petite ville, tout roman sentimental entre jeunes gens. Cela me donna le droit de m’asseoir ensuite à ses côtés et de causer avec elle, tandis que ses deux matrones échangeaient de folâtres propos et de charmantes minauderies avec leurs adorateurs.

Notre causerie, à nous, ne fut point légère ; Mlle Emma avait du jugement, trop de jugement : cela lui donnait de la malice, bien que son caractère ne fut point gai. Ma simplicité lui inspirait de la confiance. Elle en vint donc à m’instruire de ce qui faisait le sujet de mon étonnement depuis le commencement du bal ; et sans que je hasardasse beaucoup de questions, elle fut pour moi un cicerone plus complaisant que son frère.

— Vous êtes émerveillé de voir ma grosse tante se trémousser si joyeusement, me disait-elle ; ce n’est rien : elle n’a que quarante-cinq ans, c’est une jeune personne. Son embonpoint la désole parce qu’il la vieillit. Ma mère est bien mieux conservée, n’est-ce pas ? Pourtant j’ai une sœur aînée qui a des enfants, et maman est grand’mère depuis quelques années. Je ne sais pas son âge au juste. Mais, en la supposant mariée très-jeune, je suis assurée qu’elle a tout au moins cinquante ans.

— C’est merveilleux ! m’écriai-je. Ah ! mon Dieu ! quand je compare ma pauvre mère, avec ses grands bonnets, ses grands souliers, ses grandes aiguilles à tricoter et ses lunettes, à la quantité de dames du même âge que je vois ici en manches courtes, en souliers de satin, avec des fleurs dans les cheveux et des jeunes gens au bras, je crois faire un rêve.

— C’est peut-être un cauchemar ? reprit la méchante Emma ; ma mère a été si prodigieusement belle, qu’elle semble avoir conservé le droit de le paraître toujours. Mais ma tante est moins excusable de se décolleter à ce point et de livrer à tous les regards le douloureux spectacle de son obésité. »

Je me retournai involontairement et me trouvai effleurant à mon insu deux omoplates si rebondies, qu’il me fallut regarder le chignon fleuri de la tante pour me convaincre que je la voyais de dos. Ce luxe de santé me causa une épouvante réelle, et Mlle Emma s’aperçut de ma pâleur. « Ceci n’est rien, me dit-elle en souriant (et le plaisir de la moquerie donna un instant à son regard le feu que l’amour ne lui avait jamais communiqué). Regardez devant vous, comptez les jeunes filles et les jolies femmes. Comptez les femmes sur le retour, les laides, qui n’ont point d’âge, et complétez la série avec les vieilles, les bossues, ou peu s’en faut, les mères, les aïeules, les grand’tantes, et vous verrez que la majorité dans les bals, la prédominance dans le monde, appartiennent à la décrépitude et à la laideur.

— Oh ! c’est un cauchemar en effet ! m’écriai-je. Et ce qui me scandalise le plus, c’est le luxe effréné de la toilette sur ces phantasmes échevelés. Jamais la laideur ne m’avait paru si repoussante qu’aujourd’hui. Jusqu’à présent je la plaignais. J’avais même pour elle une sorte de commisération respectueuse. Une femme sans jeunesse ou sans beauté, c’est quelque chose qu’il faut chercher à estimer afin de lui pouvoir offrir un dédommagement. Mais cette vieillesse parée, cette laideur arrogante, ces rides qui grimacent pour sourire voluptueusement, ces lourdes odalisques surannées qui écrasent leurs frêles cavaliers, ces squelettes couverts de diamants, qui semblent craquer comme s’ils allaient retomber en poussière, ces faux cheveux, ces fausses dents, ces fausses tailles, tous ces faux appas et ces faux airs, c’est horrible à voir, c’est la danse macabre ! »

Un vieux ami de la famille d’Arthur s’était approché de nous, il entendit mes dernières paroles. C’était un peintre assez distingué et un homme d’esprit. « Jeune homme, me dit-il en s’asseyant auprès de moi, votre indignation me plaît, bien qu’elle ne soulage point la mienne propre. Êtes-vous poëte ? êtes-vous artiste ? Ah ! si vous êtes l’un ou l’autre, que venez-vous faire ici ? Fuyez ! car vous vous habitueriez peut-être à cet abominable renversement des lois de la nature. Et la première loi de la nature, c’est l’harmonie ; l’harmonie, c’est la beauté. Oui, la beauté est partout lorsqu’elle est à sa place et qu’elle ne cherche pas à s’écarter de ses convenances naturelles. La vieillesse est belle aussi lorsqu’elle ne veut pas simuler et grimacer la jeunesse. Quoi de plus auguste que la noble tête chauve d’un vieillard calme et digne ? Regardez ces vieux fats en perruque, et sachez bien que si on me les laissait coiffer et habiller à mon gré, et leur imposer aussi d’autres habitudes de physionomie, j’en pourrais faire de beaux modèles. Tels que vous les voyez là, ce sont de hideuses caricatures. Hélas ! où donc s’est réfugié le goût, la pure notion des règles premières, et faut-il dire même le simple bon sens ? Je ne parle pas seulement des costumes de notre époque ; celui des hommes est ce qu’il y a de plus triste, de plus ridicule, de plus disgracieux et de plus incommode au monde. Ce noir, c’est un signe de deuil qui serre le cœur.

« Le costume des femmes est heureux et pourrait être beau dans ce moment-ci. Mais peu de femmes ont le don de savoir ce qui leur sied. Voyez ici, vous en compterez à peine trois sur quarante qui soient ajustées convenablement et qui sachent tirer parti de ce que la mode leur permet. Le goût du riche remplace le goût du beau chez la plupart. C’est comme dans tous les arts, comme dans tous les systèmes d’ornementation. Ce qui prévaut aujourd’hui, c’est le coûteux pour les riches prodigues, le voyant pour les riches avares, le simple et le beau pour personne. Eh quoi ! nos femmes de Paris n’ont-elles pas sous les yeux des types monstrueux bien faits pour leur inspirer l’horreur du laid ?…

— Oh ! ces vieilles Anglaises, chargées de plumes et de diamants ? m’écriai-je, ces chevaux de l’Apocalypse si fantastiquement enharnachés ?

— Vous pouvez en parler, reprit-il, vous en voyez là quelques-unes peut-être. Pour moi, j’ai le don de ne les point apercevoir. Quand je présume qu’elles sont là, par un effort de ma volonté je me les rends invisibles.

— En vérité ? dit Mlle Emma en riant ; oh ! pourtant il est impossible que vous n’aperceviez point la colossale lady ***. La voilà qui vous marche sur les pieds, et si vous ne la voyez pas, vous pouvez sentir du moins le poids de cette gigantesque personne. Cinq pieds et demi de haut, quatre de pourtour, un panache de corbillards, des dentelles qui valent trois mille francs le mètre, et qui ont jauni sur trois générations de douairières, un corsage en forme de guérite, des dents qui descendent jusqu’au menton, un menton hérissé de barbe grise, et pour s’harmoniser avec tout cela, une jolie petite perruque blond-clair avec de mignonnes boucles à l’enfant. Regardez donc, c’est la perle des trois royaumes.

— Mon imagination s’égaye à ce portrait, repartit le peintre en détournant la tête, mais l’imagination ne peut rien créer d’aussi laid que certaines réalités ; c’est pourquoi, dût cette grande dame me marcher sur le corps, je ne la regarderais pas.

— Vous disiez pourtant, repris-je, que la nature ne faisait rien de laid, ce me semble ?

— La nature ne fait rien de si laid que l’art ne puisse l’embellir ou l’enlaidir encore ; c’est selon l’artiste. Tout être humain est l’artiste de sa propre personne au moral et au physique. Il en tire bon ou mauvais parti, selon qu’il est dans le vrai ou dans le faux. Pourquoi tant de