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HORACE.

chandelle. » Jean ne songeait pas qu’il y a à Bicêtre des fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire, et que la menace d’un peu d’eau froide sur la tête rend tout à coup craintifs et silencieux.

« Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-là pour qu’on l’entende, et quand personne ne se dérange, il prend son parti de dormir ou d’aller se promener. » C’était malheureusement la vérité, et, sous ce rapport, le pauvre enfant était inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien : elles attiraient à lui l’intérêt, les soins, le dévouement ; et alors les personnes qui lui étaient attachées faisaient mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler. L’un le flattait, et relevait par là son orgueil blessé ; un autre le plaignait et le rendait intéressant à ses propres yeux ; un troisième le menait au spectacle malgré lui, et remédiait par les amusements qu’il lui procurait à l’ennui que lui imposait son dénûment. Enfin, il aimait à être malade, comme font les petits collégiens pour aller à l’infirmerie prendre du repos et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile pour ne pas aller à l’armée, il se fût fait beaucoup de mal pour se soustraire à un devoir pénible.

Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-là au plus sévère de ses gardiens. Il le savait, mais il se flattait de le vaincre et de le dominer par un grand déploiement de souffrance. Il augmenta volontairement sa fièvre et se rendit aussi malade qu’il lui fut possible. Laravinière fut cruel. « Écoutez, lui dit-il d’un ton glacial, je n’ai aucune pitié de vous. Vous avez mérité de souffrir, et vous ne souffrez pas autant que vous le méritez. Je blâme toute votre conduite, et je méprise des remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des séides, je le sais ; mais je sais aussi que s’ils vous avaient vu d’aussi près que moi, au lieu de passer la nuit à vous veiller, comme je fais, ils iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous maltraite tout en vous gardant le secret de vos misères, je vous rends de plus grands services que tous ces niais qui vous gâtent en vous admirant. Mais écoutez bien un dernier avis. Ces gens-là apprendront à vous connaître, et ils vous mépriseront ; et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne commencez bien vite à être un homme et à vous conduire en conséquence ; car il ne sied pas à un homme de pleurer et de se ronger les poings pour une femme qui le quitte. Vous avez autre chose à faire, et vous n’y songez pas. Une révolution se prépare, et si vous êtes las de la vie comme vous le dites, il y a là un moyen très-simple de mourir avec honneur et avec fruit pour les autres hommes. Voyez si vous voulez vous asphyxier comme une grisette abandonnée, ou vous battre comme un généreux patriote. »

Ce furent là les seules consolations qu’Horace reçut du président des bousingots, et il fallut bien les accepter. Il était trop tard pour en nier la logique et l’opportunité ; car avant la fuite de Marthe, avant ce grand désespoir qu’il en ressentait, il s’était engagé, soit par amour-propre, soit par ennui, soit par ambition, à prendre part à la première affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne tarderait pas à se présenter. Horace l’appela hautement de ses vœux ; et Jean, dont le faible était de tout pardonner, à la condition qu’on prendrait un fusil pour moyen d’expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance et son dévouement. Il consentit pendant plusieurs jours à le soigner, à le promener, à l’exciter par les préparatifs de cette grande journée que chaque jour il lui promettait pour le lendemain, et Horace, recommençant les apprêts de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n’osa plus parler d’elle.

Un mois s’était écoulé depuis la disparition de cette jeune femme. Aucun de nous n’avait rien découvert sur son compte ; et ce profond silence de sa part, dont Eugénie et Arsène surtout s’étaient flattés d’être exceptés, nous rejeta dans une morne épouvante. Je commençai à croire qu’elle avait été cacher loin de Paris un suicide, ou tout au moins une maladie grave, une mort douloureuse, et je n’osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires que je faisais intérieurement. Je crois que le même découragement s’était emparé des autres. Je ne voyais presque plus Arsène. Horace ne prononçait plus le nom de l’infortunée, et semblait nourrir des projets sinistres qu’il me faisait entrevoir d’un air tragique et sombre. Eugénie pleurait souvent à la dérobée. Laravinière était plus conspirateur que jamais, et la politique l’absorbait entièrement.

Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mère m’écrivit que le choléra venait de faire irruption dans la petite ville que ses propriétés avoisinaient. Elle tremblait, non pour elle-même (elle n’y songeait seulement pas), mais pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans, et m’engageait de la manière la plus pressante et la plus affectueuse à venir passer dans le pays cette triste époque. Il n’y avait pas de médecin dans nos campagnes ; le choléra cessait à Paris. Je vis un devoir d’humanité et d’amitié en même temps à remplir, car tous les anciens amis de mon père étaient menacés. Je me disposai à partir et à emmener Eugénie.

Horace vint à plusieurs reprises me faire ses adieux. Il me félicitait de pouvoir quitter cette affreuse Babylone. Il enviait mon sort à tous les égards ; il eût bien désiré pouvoir s’en aller avec moi. Enfin, je vis qu’il avait besoin de s’épancher ; et, suspendant pour quelques heures mes apprêts de départ, je l’emmenai au Luxembourg, et le priai de s’expliquer. Il se fit prier beaucoup, quoiqu’il mourût d’envie de parler. Enfin il me dit :

« Eh bien, il faut vous ouvrir mon cœur, quoiqu’un serment terrible me lie. Je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave ; il me faut un bon conseil, et vous seul pouvez me le donner. Voyons ! mettez-vous à ma place : si vous étiez engagé sur la vie, sur l’honneur, sur tout ce qu’il y a de sacré, à partager les convictions et à seconder les efforts d’un homme en matière politique, et si tout à coup vous aperceviez que cet homme se trompe, qu’il va commettre une faute, compromettre sa cause… je dis plus, si vos idées avaient dépassé les siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes à vos yeux dessillés, pensez-vous qu’il aurait le droit de vous mépriser ; pensez-vous que quelqu’un au monde aurait celui de vous blâmer, pour avoir délaissé l’entreprise et rompu avec ses moteurs à la veille d’y mettre la main ? Dites, Théophile : ceci est bien sérieux. Il y va de ma réputation, de ma conscience, de tout mon avenir.

— D’abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre parler de votre avenir ; car il y a un mois que je m’effraie de vos idées sombres et de vos continuelles pensées de mort. Maintenant vous me prenez pour arbitre à propos d’un fait ou d’un sentiment politique. Me voilà bien embarrassé ; vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain-là : fils de gentilhomme, ami et parent de légitimistes, j’ai une sorte de dignité extérieure assez délicate à garder. Bien que mes principes, mes certitudes, ma foi, mes sympathies soient encore plus démocratiques peut-être que ceux de Laravinière et consorts, je ne puis, chose étrange et pénible, leur donner la main pour faire un seul pas avec eux. J’aurais l’air d’un transfuge ; je serais méprisé dans le camp où j’ai été élevé ; je serais repoussé avec méfiance de celui où je viendrais me présenter. Mon sort est celui d’un certain nombre de jeunes gens sincères qui ne peuvent désavouer du jour au lendemain la religion de leurs pères, et qui pourtant ont le cœur chaud et le bras solide. Ils sentent que la cause du passé est perdue, qu’elle ne mérite pas d’être disputée plus longtemps, que la victoire des novateurs est juste et sainte. Ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de l’égalité, qu’ils aiment et qu’ils pratiquent. Mais il y a là une question de convenances qu’on ne leur permet pas de violer, et que, de toutes parts, on les force à respecter, quoique, de toutes parts, on sache aussi bien qu’eux qu’elle est arbitraire, vaine et injuste. Je suis donc forcé de m’abstraire de tout concours à l’action politique ; et quand je serai électeur, j’ignore absolument s’il me sera possible de voter avec l’impartialité et le discernement que je voudrais apporter à cette noble fonction. En un mot, je me suis retranché jusqu’à nouvel ordre, et qui sait pour combien d’années, dans un jugement philosophique des hommes et des