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HORACE.

bientôt déplut un peu à Paul, et beaucoup à Laravinière. Horace ne s’en aperçut pas, et continua à s’enthousiasmer, à les prôner l’un et l’autre sans qu’ils sussent trop à propos de quoi. Insensiblement le souvenir de Marthe venant se mêler à son effusion, il se livra à l’espérance de la retrouver, jeta au ciel ce brûlant défi, se vanta de l’apaiser, de la rendre heureuse, et, pour nous faire partager sa confiance, nous entretint de la passion qu’il avait su lui inspirer et nous en peignit l’ardeur et le dévouement avec un orgueil peu convenable. Arsène pâlit plusieurs fois en entendant parler de la beauté et des grâces ineffables de Marthe en style de roman, avec une chaleur pleine de vanité. Le fait est qu’Horace, retenu jusqu’alors par le peu d’encouragement et d’approbation que nous avions donné à son triomphe sur Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence. Maintenant qu’un intérêt commun nous avait fortuitement conduits à lui parler à cœur ouvert, à l’interroger, à l’écouter et à discuter avec lui sur ce sujet délicat, maintenant qu’il voyait toute l’estime et toute l’affection que nous portions à celle qu’il avait si mal appréciée, il éprouvait une vive satisfaction d’amour-propre à nous entretenir d’elle, et à repasser en lui-même la valeur du trésor qu’il venait de perdre. C’était un prétexte pour faire briller ce trésor devant nous sans fatuité coupable, et il était facile de voir qu’il était à demi consolé de son désastre par le droit qu’il en prenait de rappeler son bonheur. Quoique Arsène fût au supplice, il l’écouta, et l’aida même à cet épanchement imprudent avec un courage étrange. Quoique le sang lui montât au visage à chaque instant, il semblait être résolu à étudier Marthe dans l’imagination d’Horace comme dans un miroir qui la lui révélait sous une face nouvelle. Il voulait surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d’inspirer. Il savait bien comment il l’avait perdu, car il connaissait le côté sérieux du caractère de Marthe ; mais ce côté romanesque qui s’était laissé dominer par la passion d’un insensé, il l’analysait et le commentait dans sa pensée en l’entendant dépeindre par cet insensé lui-même. Plusieurs fois il pressa le bras de Laravinière pour l’empêcher d’interrompre Horace, et quand il en eut assez appris, il lui dit adieu sans amertume et sans mépris, quoique tant de légèreté et de forfanterie déplacée lui inspirât bien quelque secrète pitié.

À peine nous eut-il quittés, que Laravinière, cédant à une indignation longtemps comprimée, fit à Horace quelques observations d’une franchise un peu dure. Horace était, comme on dit, tout à fait monté. Il avalait du café mêlé de rhum, quoique je me plaignisse de cet excès de zèle à outrepasser ma prescription. Il leva la tête avec surprise en voyant la muette attention de Laravinière se changer en critiques assez sèches. Mais il n’était déjà plus d’humeur à supporter humblement un reproche : l’accès de repentir et de modestie était passé, la gloriole avait repris le dessus. Il répondit au froid dédain de Laravinière par des sarcasmes amers sur l’amour ridicule et malavisé qu’il lui supposait pour Marthe ; il eut de l’esprit, il acheva de s’enivrer avec la verve de ses réponses et de ses attaques. Il devint blessant ; il prit de la colère en s’efforçant de rire et de dénigrer. Ce dîner eût fini fort mal si je ne fusse intervenu pour couper court à une discussion des plus envenimées.

— Vous avez raison, me dit Laravinière en se levant, j’oubliais que je parlais à un fou.

Et, après m’avoir serré la main, il lui tourna le dos. Je ramenai Horace chez lui : il était complètement gris, et ses nerfs plus irrités qu’avant. Il eut un nouvel accès de fièvre, et comme j’étais forcé d’aller encore à mes malades, je craignis de le laisser seul. Je descendis chez Laravinière, qui venait de rentrer de son côté, et le priai de monter chez Horace.

— Je le veux bien, dit-il ; je le fais pour vous, et puis aussi pour Marthe, qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade. Quant à lui personnellement, voyez-vous, il ne m’inspire pas le moindre intérêt, je vous le déclare. C’est un fat qui se drape dans sa douleur, et qui en a infiniment moins que vous et moi.

Aussitôt que je fus sorti, Jean s’installa auprès du lit de son malade, et le regarda attentivement pendant dix minutes. Horace pleurait, criait, soupirait, se levait à demi, déclamait, appelait Marthe tantôt avec tendresse, tantôt avec fureur. Il se tordait les mains, déchirait ses couvertures et s’arrachait presque les cheveux. Jean le regardait toujours sans rien dire et sans bouger, prêt à s’opposer aux actes d’un délire sérieux, mais résolu de n’être pas dupe d’une de ces scènes de drame qu’il lui attribuait la faculté de jouer froidement au milieu de ses malheurs les plus réels.

À mes yeux (et je crois l’avoir connu aussi bien que possible), Horace n’était pas, comme le croyait Jean, un froid égoïste. Il est bien vrai qu’il était froid ; mais il était passionné aussi. Il est bien vrai qu’il avait de l’égoïsme ; mais il avait en même temps un besoin d’amitié, de soins et de sympathie qui dénotait bien l’amour des semblables. Ce besoin était si puissant chez lui, qu’il était porté jusqu’à l’exigence puérile, jusqu’à la susceptibilité maladive, jusqu’à la domination jalouse. L’égoïste vit seul ; Horace ne pouvait vivre un quart d’heure sans société. Il avait de la personnalité, ce qui est bien différent de l’égoïsme. Il aimait les autres par rapport à lui ; mais il les aimait, cela est certain, et on eût pu dire sans trop sophistiquer que, ne pouvant s’habituer à la solitude, il préférait l’entretien du premier venu à ses propres pensées, et que, par conséquent, il préférait en un certain sens les autres à lui-même.

Lorsque Horace avait du chagrin, il n’avait qu’un moyen de s’étourdir, et ce moyen était également bon pour ramener à lui les cœurs qu’il avait blessés, et pour dissiper sa propre souffrance : il se fatiguait. Cette fatigue singulière, qui agissait sur le moral aussi bien que sur le physique, consistait à donner à son chagrin un violent essor extérieur par les paroles, par les larmes, les cris, les sanglots, même par les convulsions et le délire. Ce n’était pas une comédie, comme le croyait Laravinière ; c’était une crise vraiment rude et douloureuse dans laquelle il entrait à volonté. On ne peut pas dire qu’il en sortît de même. Elle se prolongeait quelquefois au delà du moment où il en avait senti le ridicule ou la fatigue ; mais il suffisait d’un très petit accident extérieur pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace de la personne qu’il prenait pour consolateur ou pour victime, l’offre subite d’un divertissement, une surprise quelconque, une petite contusion ou une mince écorchure attrapée en gesticulant ou en se laissant tomber, c’en était assez pour le ramener de la plus violente exaltation à la tranquillité la plus docile, et c’était là pour moi la meilleure preuve que ces émotions n’étaient pas jouées ; car dans le cas où il eût été aussi grand acteur que Jean le prétendait, il eût ménagé plus habilement le passage de la feinte à la réalité. Laravinière était impitoyable avec lui, comme les gens qui se gouvernent et se possèdent le sont avec ceux qui s’exaltent et s’abandonnent. S’il eût exercé les fonctions de médecin ou d’infirmier, il eût vite appris qu’il est entre les enfants et les fous une variété d’hommes à la fois ardents et faibles, irritables et dociles, énergiques et indolents, affectés et naïfs, en un mot froids et passionnés, comme je l’ai dit plus haut, et comme je tiens à le dire encore pour constater un fait dont l’observation n’est pas rare, bien qu’il soit communément regardé comme invraisemblable. Ces hommes-là sont souvent médiocres, et ils sont parfois d’une intelligence supérieure. C’est en général l’organisation nerveuse et compliquée des artistes qui présente plus ou moins ces phénomènes. Quoiqu’ils s’épuisent à ce fréquent abus de leurs facultés exubérantes, on les voit rechercher avec une sorte d’avidité fatale tous les moyens possibles d’excitation, et provoquer volontairement ces orages qui n’ont que trop de véritable violence. C’est ainsi qu’Horace faisait usage du délire et du désespoir, comme d’autres font usage d’opium et de liqueurs fortes. « Il n’a qu’à se secouer un peu, disait Jean, aussitôt la fureur vient comme par enchantement, et vous le croiriez possédé de mille passions et de dix mille diables. Mais menacez-le de le quitter, et vous le verrez se calmer tout à coup comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans