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HORACE.

fièrement la fin d’une crise douloureuse. Elle se leva, jeta son châle sur ses épaules, et s’élança vers la porte.

« Que faites-vous donc ? lui dit Eugénie.

— Vous le voyez, répondit Marthe hors d’elle-même, je cours après lui.

— Mais, mon amie, vous n’y songez pas ; n’encouragez pas de semblables injustices, vous vous en repentirez.

— Je le sais bien, dit Marthe ; mais c’est plus fort que moi, il faut que je l’apaise.

— Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le mérite.

— Il reviendra demain !

— Eh bien ! oui, demain, certainement.

— Demain, Eugénie ? Vous ne savez pas ce que c’est que d’attendre jusqu’à demain ! Passer toute la nuit avec la fièvre, avec le cœur gonflé, avec une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensée impossible à chasser : il ne m’aime pas ! et celle-ci plus affreuse encore : il n’est pas bon, il n’est pas généreux, je ne devrais pas l’aimer ! Oh ! non, vous ne connaissez pas cela, vous.

— Mon Dieu, s’écria Eugénie, vous comprenez que vous avez tort de l’aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous êtes impatiente de la perdre.

— Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe ; car cette clarté est la plus intolérable souffrance qu’il y ait au monde. » Et, se dégageant des bras d’Eugénie, elle s’élança dans l’escalier et disparut comme un éclair.

Eugénie n’osa pas la suivre, dans la crainte d’attirer les regards sur elle et d’occasionner un scandale dans la maison. Elle espéra qu’au bas de l’escalier ces amants insensés se rencontreraient, et qu’au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace, furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le voyait à dix pas ; elle n’osait pas l’appeler sur le quai, elle n’avait pas la force de courir. À chaque pas, elle se sentait prête à défaillir ; elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage irréfrénable. Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa souffrance personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa deux ou trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La Harpe, et arriva à l’hôtel de Narbonne, où il demeurait, sans s’apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portière, il vit le visage renfrogné de celle-ci regarder par-dessus son épaule :

« Où allez-vous donc, Mam’selle ? » dit-elle d’une voix courroucée à une personne qui s’apprêtait à monter l’escalier sans rien lui dire.

Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pâle comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l’enleva à demi, et lui jetant un châle sur la tête, comme un voile pour la soustraire aux regards, il l’entraîna dans l’escalier, et la conduisit légèrement jusqu’à sa chambre. Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute l’explication. Le sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier instant. — Oh ! que je suis heureux, s’écria-t-il dans un délire d’amour ; te voilà, tu es avec moi, nous sommes seuls ! Pour la première fois de la vie, je suis seul avec toi, Marthe ! Comprends-tu mon bonheur ?

— Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée ; Eugénie m’a peut-être suivie, peut-être Arsène. Mon Dieu ! est-ce un rêve ! J’ai vu quelque part, en te suivant, la figure d’Arsène, je ne sais où. Non, je n’en suis pas sûre… peut-être !… C’est égal, tu m’aimes, tu m’aimes toujours ! Allons-nous-en, reconduis-moi.

— Oh ! pas encore ! pas encore ! disait Horace ; encore un instant ! Si Eugénie vient, je ne réponds pas ; si Arsène vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un instant !

Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait les minutes, allait du palier à la fenêtre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l’escalier. C’est elle, enfin !… Non, c’est le pas d’un homme.

Elle se réjouit de la pensée que c’était moi, et qu’elle allait pouvoir m’envoyer à la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi ; mais au lieu de moi, c’était Arsène.

« Où donc est Marthe ? dit-il d’une voix éteinte.

— Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée ; elle va rentrer tout de suite.

— Sortie toute seule à la nuit ? dit Arsène ; vous l’avez laissée sortir ainsi ?

— Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.

— Non ! non ! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit Arsène en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me tromper, Eugénie ; elle ne rentrera pas même avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera désespérée.

— Vous l’avez donc vue ?

— Oui, je l’ai vue qui courait sur le quai du côté de la rue de la Harpe.

— Et Horace n’était pas avec elle ?

— Je n’ai vu qu’elle.

— Et vous ne l’avez pas suivie ?

— Non ; mais je vais l’attendre, » dit-il. Et il se leva précipitamment.

« Mais pourquoi n’avez-vous pas couru après elle ? dit Eugénie ; pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Ah ! je ne sais plus, dit Arsène d’un air égaré. J’avais une idée, pourtant !… Oui, oui, c’est cela : je voulais vous demander, Eugénie, si c’était la première fois qu’elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui ?… Dites, est-ce la première fois ?

— Oui, c’est la première fois, dit Eugénie. Marthe est encore pure, j’en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n’avoir pas couru après elle ?

— Oh ! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable ! s’écria Arsène avec fureur. » Et, bondissant comme un chat sauvage, il s’élança dehors.

Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi après Arsène. Heureusement je montais l’escalier, et je les arrêtai tous deux.

« Où allez-vous donc ? leur dis-je ; que signifient ces figures bouleversées ?

— Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en voyant qu’Arsène m’échappait déjà. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire quelque malheur ; allez ! »

Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis. Je m’emparai de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé ses forces qu’il m’entraînait comme il eût fait d’un enfant.

J’appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s’était passé, et je vis l’imprudence qu’Eugénie avait commise. La réparer par un mensonge était le seul moyen qui me restât pour empêcher un événement tragique.

« Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la première fois qu’ils sortent ensemble ? c’est au moins la dixième. »

Cette assertion tomba sur lui comme l’eau sur le feu. Il s’arrêta court, et me regarda d’un air sombre.

« Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? me demanda-t-il d’une voix déchirante.

— J’en suis certain. Elle est sa maîtresse depuis plus d’un mois.

— Eugénie m’a donc trompé ?

— Non, mais on trompe Eugénie.

— Sa maîtresse ! Il ne veut donc pas l’épouser, l’infâme !

— Qu’en savez-vous ? lui dis-je, ne songeant qu’à le calmer et à l’éloigner ; Horace est un homme d’honneur et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi.

— Vous êtes sûr qu’il est un homme d’honneur ! Jurez-moi cela sur le vôtre. »

À force d’assurances évasives et de réponses indirectes, je réussis à lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu’il allait rentrer aussitôt chez lui.

Dès que je l’eus vu prendre cette direction, je courus