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HORACE.

parut s’intéresser à ce que je lui disais. Peut-être aussi n’était-il pas fâché de se montrer avec un des bras-nus des glorieuses journées, et de faire croire par là aux badauds qu’il s’était battu. À cette époque-là, les jeunes gens de la bourgeoisie tiraient une grande vanité de pouvoir montrer un sabre de gendarme qu’ils avaient acheté à quelque voyou après la fête, ou une égratignure qu’ils s’étaient faite en se mettant à la fenêtre précipitamment, pour regarder. Celui-là me parut un peu de la trempe des vantards : il prétendait m’avoir vu et parlé à telle et telle barricade, où je ne me souvenais nullement de l’avoir rencontré. Enfin, il me proposa de déjeuner avec lui, et j’acceptai sans fierté ; car il y avait je ne sais combien de jours que je n’avais rien pris, et ma cervelle commençait à déménager sérieusement. Après le déjeuner, il s’en allait visiter le cabinet de M. Dusommerard, à l’ancien hôtel de Cluny ; il me proposa de l’accompagner, et je le suivis machinalement.

La vue de toutes les merveilles d’art et de rareté entassées dans cette collection me passionna tellement que j’oubliai tous mes chagrins en un instant. Il y avait dans un coin plusieurs élèves en peinture qui copiaient des émaux pour la collection gravée que fait faire à ses frais M. Dusommerard. Je jetai les yeux sur leur travail ; il me sembla que j’en pourrais bien faire autant, et même que je verrais plus juste que quelques-uns d’entre eux. Dans ce moment, M. Dusommerard rentra, et fut salué par mon introducteur l’étudiant, qui le connaissait un peu. Ils se tinrent quelques minutes à distance de moi, et je vis bien à leurs regards que j’étais l’objet de leur explication. Comme le déjeuner m’avait rendu un peu de sang-froid, je commençais à comprendre que ma mauvaise tenue était choquante, et que l’antiquaire aurait bien pu me prendre pour un voleur, si l’autre ne lui eût répondu de moi. M. Dusommerard est très-bon ; il n’aime pas les faiseurs d’embarras, mais il oblige volontiers les pauvres diables qui lui montrent du zèle et du désintéressement. Il s’approcha de moi, m’interrogea ; et voyant mon désir de travailler pour lui, et prenant aussi sans doute en considération le besoin que j’en avais, il me remit aussitôt quelque argent pour acheter des crayons, à ce qu’il disait, mais en effet pour me mettre en état de pourvoir aux premières nécessités. Il me désigna les objets que j’aurais à copier. Dès le lendemain, j’étais habillé proprement et installé à la place où je devais travailler. Je fis de mon mieux, et si vite que M. Dusommerard fut content et m’employa encore. J’ai eu beaucoup à m’en louer, et c’est grâce à lui que j’ai vécu jusqu’à ce jour ; car non-seulement il m’a fait faire beaucoup de copies d’objets d’art, mais encore il m’a donné des recommandations moyennant lesquelles je suis entré dans plusieurs boutiques de joaillier pour peindre des fleurs et des oiseaux pour bijoux d’émail, et des têtes pour imitation de camées.

Grâce à ces expédients, j’ai pu suivre ma vocation et entrer dans les ateliers de M. Delacroix, pour qui je me suis senti de l’admiration et de l’inclination à la première vue. Je ne suis pas demandeur, et jamais je n’aurais songé à ce qu’il m’a accordé de lui-même. La première fois que j’allai lui dire que je désirais participer à ses leçons, je crus devoir en même temps lui porter quelques croquis. Il les regarda, et me dit : — Ce n’est vraiment pas mal. On m’avait prévenu qu’il n’était pas causeur, et que, s’il me disait cela, je devais me tenir pour bien content. Aussi, je le fus, et je m’en allais, lorsqu’il me rappela pour me demander si j’avais de quoi payer l’atelier. Je répondis que oui en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Mais soit qu’il devinât que ce ne serait pas sans peine, soit que quelqu’un lui eût parlé de moi, il ajouta : « C’est bien, vous paierez au massier. »

Cela voulait dire, comme je le sus bientôt, que je mettrais seulement à la masse l’argent qui sert à payer le loyer de la salle et les modèles, mais que le maître ne recevrait rien pour lui, et que j’aurais ses leçons gratis. Aussi, je porte ce maître-là dans mon cœur, voyez-vous !

Voilà bientôt six mois que cela dure, et je me trouverais bien heureux si cela pouvait durer toujours. Mais cela ne se peut plus ; il faut que ma position change, et qu’au lieu de marcher patiemment dans la plus belle carrière, je me mette à courir au plus vite dans n’importe laquelle.

Ici le Masaccio se troubla visiblement ; il ne raconta plus dans l’abondance et la naïveté de ses pensées. Il chercha des prétextes, et il n’en trouva aucun de plausible pour motiver l’irrésolution où il était tombé. Il me montra une lettre de sa sœur Louison, qui contenait de fraîches nouvelles de la tante Henriette. Cette bonne vieille parente était devenue tout à fait infirme, et ne servait plus que de porte-respect à ses deux nièces, qui travaillaient à la journée pour la faire vivre. Les médecins la condamnaient, et on ne pouvait espérer de la conserver au delà de trois ou quatre mois.

« Quand nous l’aurons perdue, disait Paul Arsène, que deviendront mes sœurs ? Resteront-elles seules dans une petite ville où elles n’ont point d’autres parents que la tante Henriette, exposées à tous les dangers qui entourent deux jolies filles abandonnées ? D’ailleurs mon père ne le souffrirait pas ; et il ne serait pas de son devoir de le souffrir ; et alors leur sort serait pire ; car non-seulement elles seraient exposées aux mauvais traitements de la belle-mère, mais encore elles auraient sous les yeux les mauvais exemples de cette femme, qui n’est pas seulement méchante. Le seul parti que j’aie à prendre est donc ou d’aller rejoindre mes sœurs en province et de m’y établir comme ouvrier, pour ne les plus quitter, ou de les faire venir ici, et de les y soutenir jusqu’à ce qu’elles puissent, par leur travail, se soutenir elles-mêmes.

— Tout cela est fort juste et fort bien pensé, lui dis-je ; mais si vos sœurs sont fortes et laborieuses comme vous le dites, elles ne seront pas longtemps à votre charge. Je ne vois donc pas que vous soyez forcé de vous créer un état qui donne des appointements fixes aussi considérables que vous le disiez l’autre jour. Il ne s’agit que de trouver l’argent nécessaire pour faire venir Louison et Suzanne, et pour les aider un peu dans les commencements. Eh bien, vous avez des amis qui pourront vous avancer cette somme sans se gêner, et moi-même…

— Merci, Monsieur, dit Arsène… Mais je ne veux pas… On sait quand on emprunte, on ne sait pas quand on rendra. Je dois déjà trop aux bontés d’autrui, et les temps sont durs pour tout le monde, je le sais ; pourquoi ferais-je peser sur les autres des privations que je peux supporter ? J’aime la peinture, je suis forcé de l’abandonner, tant pis pour moi. Si vous faites un sacrifice pour que je continue à peindre, vous vous trouverez peut-être empêché le lendemain d’en faire un pour un homme plus malheureux que moi ; car enfin, pourvu qu’on vive honnêtement, qu’importe qu’on soit artiste ou manœuvre ? Il ne faut pas être délicat pour soi-même. Il y a tant de grands artistes qui se plaignent, à ce qu’on dit : il faut bien qu’il y ait de pauvres savetiers qui ne disent rien. »

Tout ce que je pus lui dire fut inutile ; il demeura inébranlable. Il lui fallait gagner mille francs par an et entrer en fonctions, fût-ce en service comme laquais, le plus tôt possible. Il ne s’agissait plus pour lui que de trouver sa nouvelle condition.

« Mais si je me chargeais, lui dis-je, de vous donner plus d’ouvrage à domicile que vous n’en avez, soit en vous faisant copier encore des manuscrits, soit en vous donnant des dessins à faire, persisteriez-vous à quitter la peinture ?

— Si cela se pouvait ! dit-il ébranlé un instant ; mais, ajouta-t-il, cela vous donnera de la peine et cela ne sera jamais fixe.

— Laissez-moi toujours essayer, repris-je. Il me serra encore la main et partit, emportant sa résolution et son secret. »

V.

Horace me fréquentait de plus en plus. Il me témoignait une sympathie à laquelle j’étais sensible, quoi