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TEVERINO.

ment et d’aimer sans arrière-pensée ? qu’enfin les mêmes abîmes de savoir et d’expérience nous séparent l’un et l’autre de l’état d’âme de cet enfant ?

— Cela, vous n’en savez rien, rien en vérité ! répondit Léonce avec énergie, mais sans qu’il fût possible d’interpréter l’émotion de sa voix : son regard errait sur le paysage.

— Nous parcourons un affreux pays, dit lady G…, après un assez long silence. Ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel étroitement encadré, cette chaleur étouffante, et jusqu’au lourd sommeil de cet homme d’église, tout cela porte à la tristesse et à l’effroi de la vie.

— Un peu de patience, dit Léonce, nous serons bientôt dédommagés.

En effet la gorge aride et resserrée s’élargit tout à coup au détour d’une rampe, et un vallon délicieux, jeté comme une oasis dans ce désert, s’offrit aux regards charmés de Sabina. D’autres gorges de montagnes étroites et profondes, venaient aboutir à cet amphithéâtre de verdure, et mêler leurs torrents aplanis et calmes au principal cours d’eau. Ces flots verdâtres étaient limpides comme le crislal ; des tapis d’émeraude s’étendaient sur chaque rive ; le silence de la solitude n’était plus troublé que par de frais murmures et la clochette lointaine des vaches éparses et cachées au flanc des collines par une riche végétation. Les gorges granitiques ouvraient leurs perspectives bleues, traversées à la base par les sinuosités des eaux argentées. C’était un lieu de délices où tout invitait au repos, et d’où, cependant, l’imagination pouvait s’élancer encore dans de mystérieuses régions.

— Voici une ravissante surprise, dit Sabina en descendant de voiture sur le sable fin du rivage ; c’est un asile contre la chaleur de midi, qui devenait intolérable. Ah ! Léonce, laissons ici notre équipage et quittons les routes frayées. Voici des sentiers unis, voici un arbre jeté en guise de pont sur le torrent, voici des fleurs à cueillir, et là-bas un bois de sapins qui nous promet de l’ombre et des parfums. Ce qui me plaît ici, c’est l’absence de culture et l’éloignement des habitations.

— C’est que vous êtes ici en plein pays de montagne, répondit Léonce. C’est ici que commence le séjour des pasteurs nomades, qui vivent à la manière des peuples primitifs, conduisant leurs troupeaux d’un pâturage à l’autre, explorant des déserts qui n’appartiennent qu’à celui qui les découvre et les affronte, habitant ses cabanes provisoires, ouvrage de leurs mains, qu’ils transportent à dos d’âne et plantent sur la première roche venue. Vous en pouvez voir quelques-uns là-haut vers les nuages. Dans les profondeurs, vous n’en rencontreriez point. Un jour d’orage qui fait gonfler les torrents, les emporterait. C’est l’heure de la sieste, les pâtres dorment sous leur toit de verdure. Vous voici donc au désert, et vous pouvez choisir l’endroit où il vous plaira de goûter deux heures de sommeil ; car il nous faut donner ici du repos à notre attelage. Tenez, le bois de sapins qui vous attire et qui vous attend, est en effet très-propice. Lélé va y suspendre votre hamac.

— Mon hamac ? Quoi ! vous avez songé à l’emporter ?

— Ne devais-je pas songer à tout ?

La négresse Lélé les suivit portant le hamac de réseau de palmier bordé de franges et de glands, de plumes de mille couleurs artistement mélangées. Madeleine, ravie d’admiration par cet ouvrage des Indiens, suivait la noire en lui faisant mille questions sur les oiseaux merveilleux qui avaient fourni ces plumes étincelantes, et tâchait de se former une idée des perruches et des colibris dont Lélé, dans son jargon mystérieux et presque inintelligible, lui faisait la description.

On avait oublié le curé, qui s’éveilla enfin lorsqu’il ne se sentit plus bercé par le mouvement souple et continu de la voiture.

Corpo di Bacco ! s’écria-t-il en se frottant les yeux (c’était le seul juron qu’il se permit) ; où sommes-nous, et quelle mauvaise plaisanterie est-ce là ?

— Hélas ! monsieur l’abbé, dit le jockey, qui était malin comme un page, et qui comprenait fort bien les caprices gravement facétieux de son maître, nous nous sommes égarés dans la montagne, et nous ne savons pas plus que vous où nous sommes. Mes chevaux sont rendus de fatigue, et il faut absolument nous arrêter ici.

— À la bonne heure, dit le curé ; nous ne pouvons pas être bien loin de Sainte-Apollinaire ; je ne me suis endormi qu’un instant.

— Pardon, monsieur l’abbé, vous avez dormi au moins quatre heures.

— Non, non, vous vous trompez, mon garçon ; le soleil nous tombe d’aplomb sur la tête, et il ne peut pas être plus de midi, à moins qu’il ne se soit arrêté, comme cela lui est arrivé une fois. Mais vous avez donc marché comme le vent, car nous sommes à plus de quatre heures de la Roche-Verte ? Je ne me trompe pas, c’est ici le col de la Forquette, car je reconnais la croix de Saint-Basile. La frontière est à deux pas d’ici. Tenez, de l’autre côté de ces hautes montagnes, c’est l’Italie, la belle Italie, où je n’ai jamais eu le plaisir de mettre le pied ! Mais, corpo di Bacco ! si vous vous arrêtez ici, et si vos bêtes sont fatiguées, je ne pourrai pas être de retour à ma paroisse avant la nuit.

— Et je suis sûr que votre gouvernante sera fâchée ? dit le malicieux groom d’un ton dolent.

— Inquiète, à coup sûr, répondit le curé, très-inquiète, la pauvre Barbe ! Enfin, il faut prendre son mal en patience. Où sont vos maîtres ?

— Là-bas, de l’autre côté de l’eau ; ne les voyez-vous point ?

— Quel caprice les a poussés à traverser cette planche qui ne tient à rien. Je ne me soucie point de m’y risquer avec ma corpulence. Si j’avais au moins une de mes lignes pour pêcher ici quelques truites ! Elles sont renommées dans cet endroit.

Et le curé se mit à fouiller dans ses poches, où, à sa grande satisfaction, il trouva quelques crins garnis de leurs hameçons. Le jockey l’aida à tailler une branche, à trouver des amorces, et lui offrit ironiquement un livre pour charmer les ennuis de la pêche. Le bon homme n’y fit pas de façons, il prit Wilhelm-Meister, autant par curiosité pour juger des principes de ses convives à leurs lectures que pour se distraire lui-même ; et, remontant le cours de l’eau, il alla s’asseoir dans les rochers, partagé entre les ruses de la truite et celles de Philine. Au moment où la première proie mordit, il était juste à l’endroit des petits souliers. L’histoire ne dit pas s’il ferma le livre ou s’il manqua le poisson.

Cependant la noire Lélé et la blonde oiselière avaient attaché solidement le hamac aux branches des sapins. La belle Sabina, gracieusement étendue sur cette couche aérienne, s’offrait aux regards de Léonce dans l’attitude d’une chaste volupté. Ses larges manches de soie étaient relevées jusqu’au coude, et le bout de son petit pied, dépassant sa robe, pendait parmi les franges de plume, moins moelleuses et moins légères.

Léonce avait étendu son manteau sur l’herbe, et, couché aux pieds de la belle lady, il agitait la corde du hamac et le faisait voltiger au-dessus de sa tête. Lélé s’était arrangée aussi pour faire la sieste sur le gazon, à peu de distance ; et Madeleine s’enfonça dans l’épaisseur du bois, où les cris de ses oiseaux la suivirent comme une fanfare triomphale pour célébrer la marche d’une souveraine.

Sabina et Léonce se retrouvaient donc dans un tête-à-tête assez émouvant, après avoir agité entre eux des idées brûlantes dans des termes glacés. Léonce gardait un profond silence et fixait sur lady G… des regards pénétrants qui n’avaient rien de tendre, et qui cependant lui causèrent bientôt de l’embarras.

— Pourquoi donc ne me répondez-vous pas ? lui dit-elle après avoir vainement essayé d’engager une conversation frivole. Vous m’entendez pourtant, Léonce, car vous me regardez dans les yeux avec une obstination fatigante.

— Moi ? dit-il, je ne regarde point vos yeux. Ce sont des étoiles fixes qui brillent pour briller, sans rien communiquer de leur feu et de leur chaleur aux regards des