Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
85
MAUPRAT.

ment de la vérité, et qu’alors je vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui m’est obstacle ou offense, je m’étonne de la résignation philosophique et de la fierté silencieuse que j’ai trouvées dans les grandes occasions de ma vie, et surtout dans celle-ci.

Il était deux heures du matin. L’audience durait depuis quatorze heures. Un silence de mort planait sur l’assemblée, qui était aussi attentive, aussi nombreuse, qu’au commencement, tant les hommes sont avides de spectacles. Celui qu’offrait l’enceinte de la cour criminelle en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles, aussi absolus, aussi implacables que le conseil des Dix à Venise ; ces spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans les tribunes au-dessus des prêtres de la mort ; les mousquets de la garde étincelant dans l’ombre des derniers plans ; l’attitude brisée de mon pauvre sergent, qui s’était laissé tomber à mes pieds ; la joie muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la barre ; le son lugubre d’une cloche de couvent qui se mit à sonner matines dans le voisinage, au milieu du silence de l’assemblée : c’était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.

Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la levée de la séance, une figure en tout semblable à celle qu’on prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d’une voix creuse et accentuée : « Moi, Jean Le Houx, dit Patience, je m’oppose à ce jugement, comme inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu’il soit revisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est nécessaire, souveraine peut-être, et qu’on aurait dû attendre.

— Et si vous aviez quelque chose à dire, s’écria l’avocat du roi avec passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis ? Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à faire valoir. — Et vous, répondit Patience d’un ton plus lent et d’une voix plus creuse encore qu’auparavant, vous en imposez au public en disant que je n’en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir. — Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez. — Je le sais trop, et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j’ai des choses importantes à dire, et que je les aurais dites à temps si vous n’aviez pas violenté le temps. Je veux les dire, et je les dirai ; et croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu’on peut encore revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que pour le condamné ; car celui-là revit par l’honneur, au moment où les autres meurent par l’infamie.

— Témoin, dit le magistrat irrité, l’âcreté et l’insolence de votre langage seront plus nuisibles qu’avantageuses à l’accusé. — Et qui vous dit que je sois favorable à l’accusé ? dit Patience d’une voix de tonnerre. Que savez-vous de moi ? Et s’il me plaît de faire qu’un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et irrévocable ? — Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le magistrat, véritablement ébranlé par l’ascendant de Patience, avec l’infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas à l’assignation du lieutenant-criminel ? — Parce que je ne voulais pas. — Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s’accorde pas toujours avec les lois du royaume. — Possible. — Venez-vous avec l’intention de vous y soumettre aujourd’hui ? — Je viens avec celle de vous les laire respecter. — Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire conduire en prison. — Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez Dieu, vous m’entendrez et suspendrez l’exécution de l’arrêt. Il n’appartient pas à celui qui apporte la vérité de s’humilier devant ceux qui la cherchent. Mais vous qui m’entendez, hommes du peuple dont les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle la voix voix de Dieu, joignez-vous à moi, embrassez la défense de la vérité qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants ; priez, suppliez, obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C’est votre devoir, c’est votre droit et votre intérêt ; c’est vous qu’on insulte et qu’on menace quand on viole les lois. »

Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en lui avec tant de puissance, qu’il y eut un mouvement sympathique dans tout l’auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi, quelquefois il suffit d’un noble élan et d’une parole vraie pour ramener les masses égarées par de longs sophismes.

Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma reconnaissance, et disparut.

La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du grand conseil. Pour ma part, j’étais décidé, avant l’arrêt, à ne point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l’ancienne jurisprudence ; mais l’action et le discours de Patience n’avaient pas moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L’esprit de lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je sentis à cette heure que l’homme n’est pas fait pour cette concentration égoïste du désespoir qu’on appelle ou l’abnégation, ou le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans abandonner le respect dû au principe de l’honneur. S’il est beau de sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la conscience, c’est une lâcheté d’abandonner l’une et l’autre aux fureurs d’une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j’en avais mis à m’abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis renaître celui de l’espérance. Edmée n’était peut-être ni folle ni frappée de mort. Elle pouvait m’absoudre, elle pouvait guérir. « Qui sait ? me disais-je, elle m’a peut-être déjà rendu justice, peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours ; sans doute j’accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas écraser par les fourbes. »

Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil ? Il fallait une ordonnance du roi ; qui la solliciterait ? Qui hâterait ces odieuses lenteurs que la justice sait apporter, quand il lui plaît, dans les mêmes affaires où elle s’est jetée avec une précipitation aveugle ? Qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes moyens ? Qui combattrait pour moi, en un mot ? L’abbé seul aurait pu le faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite dans le procès m’avait prouvé qu’il était encore mon ami, mais son zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition et son langage énigmatique ? Le soir vint, et je m’endormis avec l’espérance d’un secours céleste, car j’avais prié Dieu avec ferveur. Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j’ouvris les yeux au bruit des verrous qu’on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté ! quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d’armes, cet autre moi-même pour lequel je n’avais pas eu un secret pendant six ans, s’élancer dans mes bras ! Je pleurai comme un enfant en recevant cette marque d’amour de la Providence. Arthur ne m’accusait pas ! il avait appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de Philadelphie l’avaient appelé, la triste affaire où j’étais