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MAUPRAT.

narrateur, c’est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard. » Il se prit à rire, et je m’efforçai de rire aussi, tout en commençant à craindre qu’il ne se moquât de nous ; et malgré moi je pensai aux mauvais tours que son grand-père s’amusait à jouer aux curieux imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous le mien, et me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d’une table chargée de tasses : « Ne vous fâchez pas, me dit-il ; je ne peux pas à mon âge guérir de l’ironie héréditaire ; la mienne n’a rien de féroce. À parler sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier l’histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l’ai été mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café. »

Je lui en offris une tasse en silence ; il la refusa d’un geste et avec un sourire qui semblait dire : « Cela est bon pour votre génération efféminée. » Puis il commença son récit en ces termes.

I.

Vous ne demeurez pas très-loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû passer souvent le long de ces ruines ; je n’ai donc pas besoin de vous en faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c’est que jamais ce séjour n’a été aussi agréable qu’il l’est maintenant. Le jour où j’en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première fois les humides lambris où s’était écoulée mon enfance, et les lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et réchauffer leurs membres froids au rayon de midi.

Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d’un sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la Varenne, et dans celui d’un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n’existait plus, lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat, qu’on appelait le chevalier parce qu’il était dans l’ordre de Malte, et qui était aussi bon que son cousin l’était peu. Cadet de famille, il s’était voué au célibat ; mais, resté seul de plusieurs frères et sœurs, il se fit relever de ses vœux, et prit femme un an avant ma naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on, de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier digne de relever son nom flétri, et de conserver la fortune qui avait prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de remettre de l’ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais voyant que ses bontés ne servaient qu’à favoriser les vices de la famille, et qu’au lieu de déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec ses cousins, et malgré son âge avancé (il avait plus de soixante ans), il se maria afin d’avoir des héritiers. Il eut une fille, et là dut finir son espoir de postérité : car sa femme mourut peu de temps après, d’une maladie violente que les médecins appelèrent colique de miserere. Il quitta le pays et ne revint plus que très-rarement habiter ses terres qui étaient situées à six lieues de la Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C’était un homme sage et juste, parce qu’il était éclairé, parce que son père n’avait pas repoussé l’esprit de son siècle et lui avait fait donner de l’éducation. Il n’en avait pas moins gardé un caractère ferme et un esprit entreprenant ; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de porter en guise de prénom, le surnom chevaleresque de Casse-tête, héréditaire dans l’antique tige des Mauprat. Quant à la branche aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de telles habitudes de brigandage féodal, qu’on l’avait surnommée Mauprat Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire ici un fait que je n’ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant ma naissance, me demanda à mes parents, s’engageant, si on le laissait absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier. Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon grand-père refusa l’offre du chevalier, déclarant que ses enfants étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu’il s’opposerait par conséquent de tout son pouvoir à une substitution en ma faveur. C’est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque sept ans plus tard sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir qu’avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom, l’engagea de renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu’elle répondit ; elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en avant la colique de miserere. Mon grand-père était demeuré chez elle les deux derniers jours qu’elle passa en ce monde.

« Versez-moi un verre de vin d’Espagne, car je sens le froid qui me gagne. Ce n’est rien, c’est l’effet que me produisent mes souvenirs quand je commence à les dérouler. Cela va se passer. »

Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant ; car nous avions froid aussi en regardant sa figure austère, et en écoutant sa parole brève et saccadée. Il continua :

Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la maison de ma mère tout l’argent et les nippes qu’il put emporter ; puis laissant le reste, et disant qu’il ne voulait point avoir affaire aux gens de loi, il n’attendit pas que la morte fût ensevelie, et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de son cheval, en me disant : « Ah çà ! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer longtemps ; car je n’ai pas beaucoup de patience avec les marmots. » En effet, au bout de quelques instants il m’appliqua de si vigoureux coups de cravache que je cessai de pleurer, et que, me rentrant en moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser respirer.

C’était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore tel qu’il élait alors. Cette soirée a laissé en moi d’ineffaçables traces. C’était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma mère m’avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et de ses brigands de fils. La lune, je m’en souviens, éclairait de temps à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse je perdais l’équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à l’habit de mon grand-père. Quant à lui, il s’inquiétait si peu de moi que, si je fusse tombé, je doute qu’il eût pris la peine de me ramasser. Parfois, s’apercevant de ma peur, il m’en raillait, et pour l’augmenter faisait caracoler de nouveau son cheval. Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la renverse, mais l’amour instinctif de la vie m’empêcha de céder à ces instants de désespoir. Enfin, vers minuit nous nous arrêtâmes brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt le pont-levis se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que j’étais d’une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié, hideux, qui me porta dans la maison. C’était mon oncle Jean, et j’étais à la Roche-Mauprat.

Mon grand-père était dès lors avec ses huit fils, le dernier débris que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et ces brigandages organisés. Les lumières de l’éducation,