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MAUPRAT.

des hommes. Marche, Patience, et va vite, je suis pressé de revenir ici. »

Patience marcha devant moi d’un air impassible, et, quand nous fûmes arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait d’arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et ne voulant pas me quitter, il était venu à pied, et si vite qu’il était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc sur lequel il s’était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à notre rencontre.

« Patience ! s’écria-t-il d’un ton dramatique qui m’eût fait sourire s’il m’eût été possible d’avoir une lueur de gaieté dans de tels instants… Vieux fou !… Calomniateur à votre âge ?… Fi ! monsieur… perdu par la fortune… vous l’êtes… oui. »

Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami :

« Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout du verger. Vous n’avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu’à votre maître. Allez, je le veux. » ajouta-t-il en le poussant de la main avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, céda par instinct et par habitude.

Quand nous fûmes seuls, Patience entra en matière et procéda à un interrogatoire que je résolus de subir afin d’obtenir plus vite moi-même l’éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.

« Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m’apprendre ce que vous comptez faire maintenant ? — Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j’aurai une famille, et, quand je n’aurai plus de famille, ce que je ferai n’intéresse personne. — Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l’un ou à l’autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester ? — Si j’étais convaincu qu’il en fût ainsi, répondis-je, je ne me montrerais pas devant eux ; j’attendrais, au seuil de leur porte, ou le dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur redemander une tendresse que je n’ai pas cessé de mériter… — Ah ! nous en sommes là ! dit Patienre avec un sourire de mépris. Je ne l’aurais pas cru. Au reste, j’en suis bien aise, c’est plus clair. — Que voulez-vous dire ? mécriai-je. Parlez, misérable ! expliquez-vous. — Il n’y a ici que vous de misérable, » répondit-il froidement en s’asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant lui.

Je voulais à tout prix qu’il s’expliquât. Je me contins, j’eus même l’humilité de dire que j’écouterais un bon conseil s’il consentait à me répéter les paroles qu’Edmée avait prononcées aussitôt après l’événement, et celles qu’elle disait encore aux heures de la fièvre.

« Non, certes, répondit Patience avec dureté ; vous n’êtes pas digne d’entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les redirai. Qu’avez-vous besoin de les savoir ? Espérez-vous cacher désormais quelque chose aux hommes ? Dieu vous a vu, il n’y a pas de secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous tranquille, et, quand votre oncle sera mort et vos affaires réglées, quittez le pays. Si vous m’en croyez même, quittez-le dès à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne m’y forciez par votre conduite. Mais d’autres que moi ont, sinon la certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu’il soit deux jours, un mot dit au hasard dans le public, l’indiscrétion d’un domestique, peuvent éveiller l’attention de la justice, et de là à l’échafaud, quand on est coupable, il n’y a qu’un pas. Je ne vous haïssais point, j’ai même eu de l’amitié pour vous ; croyez donc ce bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte, Edmée ne la voudrait pas non plus… ainsi… Entendez-vous ? — Vous êtes insensé de croire que j’écouterai un semblable conseil. Moi, me cacher ! moi, fuir comme un coupable ! vous n’y songez pas ! Allez, allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous rongent, vous liguent contre moi ; je ne sais pourquoi vous voulez m’empêcher de voir mon oncle et ma cousine ; mais je méprise vos folies. Ma place est ici, je ne m’en éloignerai que sur l’ordre formel de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j’entende cet ordre sortir de leur bouche ; car je ne me laisserai transmettre d’avis d’aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue. »

Je m’apprêtais à sortir de la chambre, lorsqu’il s’élança au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, c’était un Hercule.

Il s’arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et saisi d’un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d’un air attendri et me parla avec douceur : « Malheureux ! me dit-il, toi que j’ai aimé comme mon enfant, car je te regardais comme le frère d’Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t’en supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était hier encore un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail ; aujourd’hui, c’est un vaisseau échoué qui n’a plus ni voile ni pilote ; il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l’ami Marcasse. Eh bien ! mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer ; je vous tends la corde, prenez-la ; un jour de plus et il sera trop tard. Songez que, si la justice s’empare de vous, celui qui essaie aujourd’hui de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner. Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m’arrache des larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore aujourd’hui sur le passé. »

Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais bientôt je me relevai, et, les repoussant : « Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je ; vous êtes généreux et vous m’aimez bien, puisque, me croyant souillé d’un crime effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire au contraire qu’on cherche des éclaircissements qui m’absoudront, soyez-en sûrs. Je dois à ma famille de vivre jusqu’à ce que mon honneur soit réhabilité. Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n’ai qu’elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi donc serais-je accablé ? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai certainement pas ! c’est tout ce que je lui demande. »

Patience secoua la tête d’un air sombre et mécontent. Il était si convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m’aliénaient sa pitié. Marcasse m’aimait quand même ; mais je n’avais pour garant de mon innocence que moi seul au monde.

« Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l’autorisation de l’abbé ! s’écria Patience.

— Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai convaincre de crime par personne. Arrière tous deux ! laissez-moi. Patience, si vous croyez qu’il soit de votre devoir de me dénoncer, allez, faites-le ; tout ce que je désire, c’est qu’on ne me condamne pas sans m’entendre ; j’aime mieux le tribunal des lois que celui de l’opinion. »

Je m’élançai hors de la chaumière et je retournai au château. Cependant, ne voulant pas faire d’esclandre devant les valets, et sachant bien qu’on ne pourrait me cacher le véritable état d’Edmée, j’allai m’enfermer dans la chambre que j’habitais ordinairement.

Mais au moment où j’en sortais, vers le soir, pour savoir des nouvelles des deux malades, mademoiselle Leblanc me dit de nouveau qu’on me demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de satisfaction et de peur. Je compris qu’on venait m’arrêter, et