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MAUPRAT.

avoir assez parlé d’elle, assez renouvelé la promesse d’une soumission à laquelle je manquais à chaque instant, mais la lettre dont il s’agit était plus hardie et plus passionnée qu’aucune des autres. Peut-être fut-elle écrite fatalementsous l’influence de la tempête qui éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur, la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de mes souffrances. Il me semble qu’il se fit en moi un grand calme, voisin du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d’Edmée. Le jour se levait chargé à l’horizon des ailes sombres de l’orage qui s’envolait vers d’autres régions. Les arbres, chargés de pluie, s’agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste, mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m’endormis soulagé, comme si j’eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances. Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n’y répondit pas. Elle avait coutume de le faire verbalement, et c’était pour moi un moyen de provoquer de sa part ces effusions d’amitié fraternelle dont il fallait me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma plaie. J’aurais dû me dire que cette fois ma lettre devait amener une explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai l’abbé de l’avoir soustraite et jetée au feu, j’accusai Edmée de mépris et de dureté ; néanmoins je me tus.

Le lendemain le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une promenade en voiture, et chemin faisant nous dit qu’il ne voulait pas mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il était passionné pour ce divertissement et sa santé s’était améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir et d’action, une étroite berline très-légère, attelée de fortes mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait comme repris à la vie. Doué de force et d’obstination comme tous ceux de sa race, il semblait qu’il périt faute d’émotions, car le plus léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée s’engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre toutes les branches fleuries qu’elle arrachait aux buissons en passant. Il fut décidé que je monterais à cheval pour l’escorter et que l’abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et l’arrière-ban des garde-chasse, forestiers, piqueurs, voire des braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de famille. Un grand repas fut préparé à l’office pour le retour, avec force pâtés d’oies et vin de terroir. Marcasse, dont j’avais fait mon régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances dans l’art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la battue et capables de donner un bon conseil dans l’occasion, s’offrirent gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le nombre était excessif, et qu’il était facile de détruire en masse en se rabattant sur la partie des bois qui n’aurait pas été traquée pendant la chasse. Chacun de nous s’arma donc d’une carabine, et mon oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture, ce qu’il faisait encore avec beaucoup d’adresse.

Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite jument limousine fort vive, et qu’elle s’amusait à exciter et à retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s’écarta peu de la calèche, d’où le chevalier souriant, animé, attendri, la contemplait avec amour. De même qu’emportés chaque soir par la rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l’astre radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa fille lui survivre dans une autre génération.

Quand la chasse fut bien nouée, Edmée, qui se ressentait certainement de l’humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme de l’âme n’enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était de la voir galoper, et elle suivit le lancer qui était déjà un peu en avant. « Suis-la, suis-la ! » me cria le chevalier, qui ne l’avait pas plus tôt vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à l’inquiétude. Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse qu’elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité par elle, l’emportait au milieu du taillis avec la rapidité de l’éclair. « Edmée, pour l’amour de Dieu ! lui criai-je, n’allez pas si vite. Vous allez vous faire tuer.

— Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement ; mon père me l’a permis. Laisse-moi tranquille, te dis-je ; je te donne sur les doigts si tu arrêtes mon cheval.

— Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près ; ton père me l’a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s’il t’arrive malheur. »

Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu si souvent Edmée courir à cheval dans les bois ? Je l’ignore. J’étais dans un état bizarre ; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes nerfs étaient singulièrement excités. Je n’avais pas déjeuné, me trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et pour me soutenir à jeun j’avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je sentais alors un effroi insurmontable ; puis au bout de quelques instants cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d’amour et de joie. L’excitation de la course devint si vive que je m’imaginai n'avoir pas d’autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la mousse, on l’eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au fond de ses retraites perfides. J’oubliai la chasse et tout le reste. Je ne vis qu’Edmée ; un nuage passa devant mes yeux, et je ne la vis plus, mais je courais toujours ; j’étais dans un état de démence muette, lorsqu’elle s’arrêta brusquement.

« Que faisons-nous ? me dit-elle. Je n’entends plus la chasse, et j’aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.

— Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je disais ; encore un temps de galop, et nous y sommes.

— Comme vous êtes rouge ! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la rivière ?

— Puisqu’il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, allons ! »

J’étais possédé de la rage de courir encore ; j’avais une idée, celle de m’enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle ; mais cette idée était couverte d’un voile, et lorsque j’essayais de le soulever, je n’avais plus d’autre perception que celle des battements impétueux de ma poitrine et de mes tempes.

Edmée fit un geste d’impatience. « Ces bois sont maudits ; je m’y égare toujours, » dit-elle. Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat ; car j’y pensai aussi, et les images qui s’offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup je la vis à l’autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son cheval était plus agile et plus courageux que le mien ; car celui-ci fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l’avance. Je mis les flancs de mon cheval en sang ; et