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MAUPRAT.

ques pour s’en nourrir sans jamais les consumer… Mais, ô ciel ! dans quel désordre sont mes idées ! Voyez, Edmée, à quel point mon esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi d’être triste, ne suspectez jamais mon dévouement ; je suis souvent fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux quand vous daignerez m’en faire souvenir… À l’heure où je vous écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus lourdes que l’airain ; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est sous le poids de l’orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés incertaines qui jaillissent de l’horizon. Il me semble que mon être va éclater comme la tempête. Ah ! si je pouvais élever vers vous une voix semblable à la sienne ! si j’avais la puissance de produire au dehors les angoisses et les fureurs qui me rongent ! Souvent, quand la tourmente passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de sa colère et de leur résistanre. C’est, dites-vous, la lutte des grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l’air les imprécations de l’aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux. Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l’arbre qui résiste ou du vent qui s’épuise à l’attaque ? N’est-ce pas toujours le vent qui cède et qui tombe ? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils, se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles images, Edmée ; et chaque fois que vous contemplez la force vaincue par la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux semble insulter à ma misère. Eh bien ! n’en doutez pas, vous m’avez jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore ; sachez-le, puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point de m’interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je n’essaie plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé sur ma poitrine défaillante. »



Jean Mauprat était debout auprès du lit. (Page 62.)

Le reste de cette lettre qui était fort longue, fort décousue, et absurde d’un bout à l’autre, était conçu dans le même sens. Ce n’était pas la première fois que j’écrivais à Edmée, quoique vivant sous le même toit et ne la quittant qu’aux heures du repos. Ma passion m’absorbait à tel point que j’étais invinciblement entraîné à prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui