Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
MAUPRAT.

que notre parenté avec lui nous empêchera toujours de nous mettre à l’abri de ses persécutions en invoquant les lois ; et, s’il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu’il s’en flatte, il peut du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver. Jetez-lui de l’or, et qu’il s’en aille, mais ne me quittez plus, Bernard. Voyez, vous m’êtes nécessaire absolument ; soyez consolé du mal que vous prétendez m’avoir fait. » Je pressai sa main dans les miennes, et jurai de ne jamais m’éloigner d’elle, fût-ce par son ordre, tant que ce trappiste n’aurait pas délivré le pays de sa présence.

L’abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la ville le lendemain, et porta, de ma part, au trappiste l’assurance expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s’il s’avisait jamais de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposais en même temps de subvenir à ses besoins largement même, à condition qu’il se retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre retraite séculière ou reilgieuse, à son choix, et qu’il ne remettrait jamais les pieds en Berry.

Le prieur reçut l’abbé avec tous les témoignages d’un profond dédain et d’une sainte aversion pour son état d’hérésie ; loin de le cajoler comme moi, il lui dit qu’il voulait rester étranger à toute cette affaire, qu’il s’en lavait les mains, qu’il se bornerait à transmettre les décisions de part et d’autre, et à donner asile au frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier ses religieux par l’exemple d’un homme vraiment saint. À l’en croire, le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de la milice céleste, en vertu des canons de l’Église.

Le jour suivant, l’abbé, rappelé au couvent par un message particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise, il trouva que l’ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu de pauvreté et d’humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le prieur d’avoir osé proposer, sans son aveu, l’échange des biens éternels contre les biens périssables. Il refusait de s’expliquer sur le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursoufflées ; Dieu l’inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de la Vierge, à l’heure auguste et sublime de la sainte communion, entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite qu’il aurait à tenir. L’abbé dut craindre de montrer de l’inquiélude en insistant pour percer ce saint mystère, et il vint me rendre cette réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.

Cependant les jours et les semaines s’écoulèrent sans que le trappiste donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux Carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire piété, était de passage comme pénitent de la Trappe, au couvent des Carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un nouvel acte d’austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides du merveilleux, voulurent le voir, et lui portèrent mille petits présents qu’il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si bien qu’on le disait parti pour la Trappe ; mais, au moment où nous nous flattions d’en être débarrassés, nous apprenions qu’il venait de s’infliger dans la cendre et sous le cilice, des mortifications épouvantables ; ou bien il avait été pieds nus, dans les endroits les plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des pèlerinages. On alla jusqu’à dire qu’il faisait des miracles ; si le prieur n’était pas guéri de la goutte, c’est que, par esprit de pénitence, il ne voulait pas guérir. Cette incertitude dura près de deux mois.

XXI.

Ces jours, qui s’écoulèrent dans l’intimité, furent pour moi délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte d’être indiscret, puisqu’elle-même m’appelait à ses côtés, lui faire la lecture, causer avec elle de toutes choses, partager les tendres soins qu’elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie, absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c’était un grand bonheur sans doute, mais c’était un dangereux bonheur, et le volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle resta impénétrable ; son œil noir et profond, attaché sur moi comme sur son père avec la sollicitude d’une âme exclusive, se refroidissait quelquefois tout à coup au moment où la violeme de ma passion était près d’éclater. Sa physionomie n’exprimait alors qu’une patiente curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu’au fond de mon âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.

Mes souffrances, quoique vives, me furent chère dans les premiers temps ; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une expiation de mes fautes passées. J’espérais qu’elle les devinerait et qu’elle m’en saurait gré. Elle les vit et ne m’en parla pas. Mon mal s’aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé une femme et s’est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité, les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et pourtant dévorante ! Que de langueur et d’agitation, de tendresse et de colère ! Il me semblait que les heures résumaient des années ; et aujourd’hui, si je ne rectifiais par des dates l’erreur de ma mémoire, je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de ma vie.

Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte et si complète qu’elle me ferait rougir encore si je ne l’avais cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.

Après une nuit d’angoisse, je lui écrivis une lettre insensée qui faillit avoir pour moi des résultats effroyables ; elle était à peu près conçue en ces termes : « Vous ne m’aimez point, Edmée, vous ne m’aimerez jamais. Je le sais, je ne demande rien, je n’espère rien ; je veux rester près de vous, consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces ; mais je souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m’avez profondément affligé hier en m’engageant à sortir un peu pour me distraire. Me distraire de vous, Edmée ! quelle amère raillerie ! Ne soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon impérieuse fiancée des mauvais jours… et, malgré moi, je redeviens le brigand que vous détestiez… Ah ! si vous saviez combien je suis malheureux ! Il y a deux hommes en moi qui se combattent à mort et sans relâche ; il faut bien espérer que le brigand succombera ; mais il se défend pied à pied et il rugit, parce qu’il se sent couvert de blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur distille, et quelles fureurs s’allument souvent dans la partie de mon esprit que gouvernent les anges rebelles ! Il y a des nuits que je souffre tant que, dans le délire de mes songes, il me semble que je vous plonge un poignard dans le cœur, et que, par une lugubre magie, je vous force ainsi à m’aimer comme je vous aime. Quand je m’éveille, baigné d’une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté d’aller vous tuer, afin d’anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne le fais pas, c’est que je crains de vous aimer morte avec autant de passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d’être contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre personne ; et puis il n’y a pas de moyen de destruction dans la main de l’homme, l’être qu’il aime et qu’il redoute existe en lui lorsqu’il a cessé d’exister sur la terre. C’est l’âme d’un amant qui sert de cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes reli-