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MAUPRAT.

sance de cette fortune qu’à la bonté de mon grand-oncle, le chevalier Hubert de Mauprat ; qu’il a assez fait en payant les dettes de la famille qui absorbaient au delà du fonds ; que je ne puis rien aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le dépositaire d’une fortune que je n’ai pas encore acceptée. » Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d’un coup imprévu ; puis il sourit d’un air rusé et me dit : « Fort bien ! Il paraît que je m’étais trompé et que c’était à M. Hubert de Mauprat qu’il faut s’adresser. Je le ferai, car je ne doute pas qu’il ne me sache très-bon gré de sauver à sa famille un scandale qui peut avoir de très-bons résultats dans l’autre vie pour un de ses parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très-mauvais pour un autre parent dans celle-ci. — J’entends, monsieur, répondis-je. C’est une menace, je répondrai sur le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d’obséder mon oncle et ma cousine, c’est à moi qu’il aura affaire ; et ce ne sera pas devant les tribunaux que je l’appellerai en réparation de certains outrages que je n’ai point oubliés. Dites-lui que je n’accorderai point l’absolution au pénitent de la Trappe s’il ne reste fidèle au rôle qu’il a adopté. Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu’il implore ma bonté, je pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens d’exister humblement et sagement, selon l’esprit de ses vœux ; mais si l’ambition ecclésiastique s’empare de son cerveau, et qu’il compte, avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu’il se détrompe, dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l’avenir de la jeune fille n’ont que moi pour défenseur, et je saurai les défendre, fût-ce au péril de l’honneur et de la vie.

— L’honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge, reprit l’abbé visiblemenl irrité, mais affectant des manières plus douces que jamais ; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut entraîner le trappiste ? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant… voyez, moi, je suis un homme sans exagération ; j’ai vu le monde dans ma jeunesse, et je n’approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent par l’orgueil que par la pitié. J’ai consenti à tempérer l’austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des chemises… Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d’approuver le dessein de votre parent, et que je ferai tout au monde pour l’entraver ; mais enfin, s’il persiste, à quoi vous servira mon zèle ? Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une inspiration funeste… Vous pouvez être gravement compromis dans une affaire de ce genre ; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu’on assure, un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l’iniquité, vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné s’il provoque l’instruction d’une procédure criminelle ? Pourra-t-il la provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre vous ? Croyez-moi, je veux la paix… je suis un bon homme… — Oui, un très-bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop ; car il y a un raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l’un et l’autre. Si une véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu’il doit s’arrêter devant la crainte d’entraîner un autre que lui dans l’abîme, car l’esprit du Christ le lui défend. Mais si ce que je présume est certain, si M. Jean de Mauprat n’a pas la moindre envie de se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites pour m’épouvanter, et je saurai empêcher qu’elles ne fassent plus de bruit qu’il ne convient. — C’est donc là toute la réponse que j’aurai à lui porter ? dit le prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment. — Oui, monsieur, répondis-je ; à moins qu’il ne lui plaise de recevoir cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu, déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m’inspire, et je m’étonne qu’après avoir manifesté un si vif désir de m’entretenir il se tienne à l’écart quand j’arrive. — Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m’opposerai donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes… — Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur, répondis-je, il n’y a lieu ici à aucun emportement. Mais comme ce n’est pas moi qui ai provoqué ces explications, et que je me suis rendu ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus loin et vous remercie d’avoir bien voulu servir d’intermédiaire. »

Je le saluai profondément et me retirai.

XX.

Je fis à l’abbé, qui m’attendait chez Patience, le récit de cette conférence, et il fut entièrement de mon avis ; il pensa comme moi que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses prétendus desseins, l’engageait de tout son pouvoir à m’épouvanter pour m’amener à de grands sacrifices d’argent. Il était tout simple, à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l’esprit monacal, voulut mettre dans les mains d’un Mauprat moine le fruit des labeurs et des économies d’un Mauprat séculier. C’est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il. Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les recouvrer. Il n’est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l’appétit persévérant et l’esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne pourrez jamais décider un trappiste à se battre ; retranché sous son capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants outrages ; et, sachant fort bien que vous ne l’assassinerez pas, il ne vous craindra guère. Et puis, vous ne savez pas ce qu’est la justice dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de séduction et d’épouvante. Le clergé est puissant ; la robe est déclamatoire ; les mots probité el intégrité résonnent depuis des siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous ! Le trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses prétentions des épouseurs d’héritages. Un des plus outrés et des plus méchants est proche parent d’un magistrat tout-puissant dans la province. De La Marche a quitté la robe pour l’épée ; mais il a pu laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir. Je suis fâché que vous n’ayez pu le joindre en Amérique et vous mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules ; vous en tuerez dix, et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre honneur, et votre grand-oncle mourra de chagrin… Enfin…

— Vous avez l’habitude de voir tout en noir au premier coup d’œil, quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon abbé, lui dis-je en l’interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de longue main ; c’est un insigne imposteur, et de plus le dernier des lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et dès le premier mot je lui ferai avouer qu’il n’est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout ceci est un tour de chevalier d’industrie, et je lui ai entendu jadis faire des projets qui m’empêchent de m’étonner aujourd’hui de son impudence ; je le crains donc fort peu.

— Et vous avez tort, reprit l’abbé. Il faut toujours craindre un lâche, parce qu’il nous frappe par derrière au moment où nous l’attendons en face. Si Jean Mauprat n’était pas trappiste, si les papiers qu’il m’a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop subtil et trop