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MAUPRAT.

d’où la fontaine s’échappe, je m’arrêtai pour regarder le moine à travers le branchage d’un massif de frênes. Placé immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il interrogeait l’angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à lui ; mais il ne songeait pas à regarder l’endroit où nous étions, et nous pouvions le contempler à l’aise sans qu’il nous vît.

À peine l’eus-je envisagé que, saisi d’un rire amer, je pris l’abbé par le bras, je l’entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi, non sans une grande agitation :

« Mon cher abbé, n’avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois la figure de mon oncle Jean de Mauprat ?

— Jamais que je sache, répondit l’abbé tout interdit ; mais où voulez-vous donc en venir ? — À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce, de candeur, de componction et d’esprit, n’est autre que Jean de Mauprat le coupe-jarret.

— Vous êtes fou ! s’écria l’abbé en reculant de trois pas. Jean Mauprat est mort il y a longtemps. — Jean Mauprat n’est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être, et je suis moins surpris que vous, parce que j’ai déjà rencontré un de ces deux revenants. Qu’il se soit fait moine et qu’il pleure ses péchés, cela est fort possible ; mais qu’il se soit déguisé pour venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c’est ce qui n’est pas impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes… »

L’abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous. Je lui démontrai qu’il était nécessaire de savoir où voulait en venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de l’abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussit à l’engager dans quelque fausse démarche et à s’emparer de sa conscience par des aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de manière à tout voir et tout entendre.

Mais les choses ne se passèrent pas comme je l’aurais cru. Le trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à labbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir, et ne croyant pas que sa conscience lui permît d’en éviter le châtiment à l’abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin d’expier d’une manière éclatante les crimes dont il était souillé. Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de douceur, que je fus pris tout aussi bien que l’abbé. Ce fut en vain que ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait insensée ; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses idées religieuses. Il dit qu’ayant commis les crimes de l’antique barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu’au prix d’une pénitence publique digne des premiers chrétiens. « On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et dans le silence de mes veilles j’entends une voix terrible qui répond à mes sanglots : « Misérable poltron, c’est la peur des hommes qui te jette dans le sein de Dieu ; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n’aurais jamais songé à la vie éternelle. » Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n’est pas la colère de Dieu, mais la corde et le bourreau qui m’attendent parmi mes semblables. Eh bien ! il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et c’est le jour où les hommes me couvriront d’opprobre et de châtiment que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C’est alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon Sauveur : « Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron : écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de ton martyre, et rachetée par ton sang. »

— Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste, lui dit l’abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé que je consentirais à vous aider.

— Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l’autorisation d’un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat ; car le chevalier n’a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens chercher que pour retomber dans l’éternelle nuit du cloître. Je veux parler de Bernard Mauprat, je ne dirai pas mon neveu ; car, s’il m’entendait il rougirait de porter ce titre funeste. J’ai su son retour d’Amérique, et cette nouvelle m’a décidé à entreprendre le voyage au terme douloureux duquel vous me voyez. »

Il me sembla qu’en parlant ainsi il jetait un regard oblique sur le massif où j’étais, comme s’il eût deviné ma présence. Peut-être l’agitation de quelques branches m’avait-elle trahi.

« Puis-je vous demander, dit l’abbé, ce que vous avez de commun aujourd’hui avec ce jeune homme ? Ne craignez-vous pas qu’aigri par les mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir ?

— Je suis certain qu’il le refusera ; car je sais la haine qu’il nourrit pour moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où j’étais. Mais j’espère que vous le déciderez à m’accorder cette entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l’abbé. Vous m’avez promis de m’obliger, et, d’ailleurs, vous êtes l’ami du jeune Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu’il y va de ses intérêts et de l’honneur de son nom.

— Comment cela ? reprit l’abbé. Sans doute il sera peu flatté de vous voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais dans l’ombre du cloître. Il doit désirer, certainement, que vous renonciez à cette expiation éclatante ; comment espérez-vous qu’il y consente ?

— Je l’espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est efficace, parce qu’elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter le langage d’une âme vraiment repentante et fortement convaincue ; parce que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu’il ne voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D’ailleurs, il faut que je meure en paix avec ceux que j’ai offensés, il faut que je tombe aux pieds de Bernard Mauprat et qu’il me remette mes péchés. Mes larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j’aurai du moins accompli un impérieux devoir. »

Voyant qu’il parlait avec la certitude d’être entendu par moi, je fus saisi de dégoût ; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous cette basse hypocrisie. Je m’éloignai et j’allai attendre l’abbé à quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre ; l’entrevue s’était terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L’abbé s’était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d’en conférer, l’abbé et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à La Châtre, au couvent des Carmes, ce qui avait mis l’abbé tout à fait sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du pécheur. Ces carmes l’avaient persécuté dans sa jeunesse, et le prieur avait fini par le forcer à se séculariser. Le prieur vivait encore, vieux, mais implacable ; infirme, caché, mais ardent à la haine et à l’intrigue. L’abbé n’entendit pas son nom sans frémir ; il m’engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire. Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que vous soyez au faîte de l’honneur et de la prospérité, ne méprisez pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la haine ? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le fumier ; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui, et souiller de leur ignominie la robe de l’innocence. Vous n’en avez peut-être pas fini avec les Mauprat ! »

Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.

XIX.

Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du trappiste, je crus devoir accorder l’entrevue demandée. Ce n’était pas moi que Jean Mauprat pouvait