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MAUPRAT.

serment que son inclination désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu’elle est ainsi abandonnée, calomniée… »

Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille infortunée me furent révélées en un instant. « Assez ! assez ! m’écriai-je en tombant à leurs pieds ; tout cela est trop cruel. Je serais le dernier des misérables si j’avais besoin qu’on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi pleurer à vos genoux ; laissez-moi expier par l’éternelle douleur, par l’éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait ! Pourquoi ne m’avoir pas chassé lorsque je vous ai nui ? Pourquoi, mon oncle, ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de pistolet, comme à une bête fauve ? Qu’ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits de la ruine de votre honneur ? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas m’épouser ; ce serait accepter la honte de l’injure que j’ai attirée sur elle. Moi, je resterai ici ; je ne la verrai jamais si elle l’exige ; mais je me coucherai en travers de sa porte comme un chien fidèle, et je déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement qu’à genoux ; et si quelque jour un honnête homme, plus heureux que moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre ; je serai son ami, son frère ; et quand je les verrai heureux ensemble, j’irai mourir en paix loin d’eux. »

Mes sanglots m’étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous séparer, ni pendant sa vie ni après sa mort.

« Ne perds pourtant pas l’espérance de l’épouser, me dit le chevalier à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli ; elle a d’étranges volontés ; mais, vois-tu, rien ne m’ôtera de l’esprit qu’elle a de l’amour pour toi. Elle ne veut pas s’expliquer encore. Ce que femme veut. Dieu le veut.

— Ce qu’Edmée veut, je le veux, » répondis-je. »

Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans le parc avec l’abbé.

« Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d’une aventure qui m’est arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J’avais été me promener dans les bois de Briantes, et j’étais descendu à la fontaine des Fougères. Vous savez qu’il faisait chaud comme au milieu de l’été ; nos belles plantes, rougies par l’automne, sont plus belles que jamais autour du ruisseau qu’elles couvrent de leurs longues découpures. Les bois n’ont plus que bien peu d’ombrage, mais le pied foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l’imagination peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J’étudiais avec amour ces prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété infinie s’allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir que vous n’êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries adorables de la création, j’en détachai quelques-unes avec le plus grand soin, enlevant même l’écorce de l’arbre où elles prennent racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J’en ai fait une petite provision que j’ai déposée chez Patience en passant, et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux vous dire ce qui m’arriva en approchant de la fontaine. J’avais la tête baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit bruit du jet clair et délicat qui s’élance du sein de la roche moussue. J’allais m’asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut très-intimidé de ma rencontre ; je le rassurai de mon mieux en lui disant que mon intention n’était pas de le déranger, mais d’approcher seulement mes lèvres de la rigole d’écorce que les bûcherons ont adaptée à la roche pour boire plus facilement. « Ô saint ecclésiastique ! me dit-il du ton le plus humble, que n’êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle donner cours à un ruisseau de larmes ? » Frappé de la manière dont ce moine s’exprimait, de son air triste, de son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j’ai souvent rêvé l’entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à causer de plus en plus sympathiquement. J’appris de ce religieux qu’il était trappiste, qu’il était en tournée pour accomplir une pénitence. « Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J’appartiens à une illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j’existe ; d’ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants ; nous mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et l’indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne m’absoudre ? »

« Vous savez, continua l’abbé, que je n’aime pas les moines, que je me défie de leur amitié, que j’ai horreur de leur fainéantise. Mais celui-là parlait d’une manière si triste et si affectueuse, il était si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué d’austérités, si plein de repentir, qu’il m’a gagné le cœur. Il y a dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je l’ai quitté si attendri que j’ai désiré le revoir avant son départ. Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j’ai voulu en vain l’amener au château. Il m’a dit avoir un compagnon de voyage qu’il ne pouvait quitter. « Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m’estimerai heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil ; peut-être même m’enhardirai-je au point de vous demander une grâce ; vous pouvez m’être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment. » Je l’assurai qu’il pouvait compter sur moi, et que j’obligerais de grand cœur un homme comme lui.

— Si bien que vous attendez avec impatience l’heure du rendez-vous ? dis-je à l’abbé.

— Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant d’attraits que, si je ne craignais d’abuser de la confiance qu’il m’a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des Fougères.

— Je crois, repris-je, qu’Edmée a beaucoup mieux à faire que d’écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être après tout n’est qu’un intrigant, comme tant d’autres à qui vous avez fait la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous n’êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque. »

L’abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez de temps à herboriser chez Patience ; et, comme je ne cherchais qu’à échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l’abbé et le conduisis jusqu’au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous en approchions, l’abbé semblait revenir un peu de son empressement de la veille et craindre d’avoir été trop loin. L’incertitude succédant si vite à l’enthousiasme résumait tellement tout son caractère mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus opposés, que je recommençai à le railler avec l’abandon de l’amitié. « Allons, me dit-il, il faut que j’en aie le cœur net et que vous le voyiez. Vous regarderez son visage, vous l’étudierez pendant quelques instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai promis d’écouter ses confidences. » Je suivis l’abbé par désœuvrement ; mais quand nous fûmes au-dessus des rochers ombragés