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MAUPRAT.

laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable, et pas vous. — Je ne veux pas le savoir ; et s’il y a quelque danger ici pour moi ou les miens, je ne veux pas que tu y reviennes. »

Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très-frappé d’une chose que je n’eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à sa femme ; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa chenevière. J’attribuais cette sauvagerie à la timidité de la jeunesse.« Belle jeunesse, ma foi ! dit Marcasse ; une jeunesse comme moi, cinquante ans passé ! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose là-dessous, je vous dis. — Et que diable peut-il y avoir ? — Hum ! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a trouvé ce tortu à son gré. Je sais cela, moi ; je sais encore bien des choses, bien des choses, soyez sûr ! — Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je ; et ce ne sera pas de si tôt ; car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m’en mêlais, et je n’aimerais pas à prendre l’habitude de boire du madère pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m’obliger, Marcasse, tu ne parleras à personne de ce qui s’est passé. Tout le monde n’a pas pour ton capitaine la même estime que toi. — Celui-là est un imbécile qui n’estime pas mon capitaine, répondit l’hidalgo d’un ton doctoral ; mais, si vous me l’ordonnez, je ne dirai rien. »

Il me tint parole. Pour rien au monde je n’eusse voulu troubler l’esprit d’Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher Marcasse d’exécuter son projet. Dès le lendemain matin il avait disparu, et j’appris de Patience qu’il était retourné à la Roche-Mauprat sous prétexte d’y avoir oublié quelque chose.

XVIII.

Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais auprès d’Edmée des jours pleins de délices et d’angoisses. Sa conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d’égards, me jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour, le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j’étais à la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus animée, et dès que je parus : « Approche, me dit mon oncle ; viens dire à Edmée que tu l’aimes, que tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts. Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre position vis-à-vis du monde n’est pas tenable, et je ne veux pas descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l’honneur de ma fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le monde le rang qui lui appartient, et que j’ai travaillé toute ma vie à lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds ! Ayez l’esprit de lui dire quelque chose qui la persuade ! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que c’est vous qui ne l’aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement l’épouser.

— Moi ! juste ciel ! m’écriai-je, ne pas le désirer ! quand je n’ai pas d’autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n’a pas d’autre vœu et que mon esprit ne conçoit pas d’autre bonheur ! » Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée. Elle m’écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de baisers. Mais sa physionomie était grave, et l’expression de sa voix me fit trembler lorsqu’elle dit, après avoir réfléchi quelques instants : « Mon père ne devrait jamais douter de ma parole ; j’ai promis d’épouser Bernard, je l’ai promis à Bernard et à mon père ; il est donc certain que je l’épouserai. » Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d’un ton plus sévère encore : « Mais si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me suppose-t-il donc pour m’engager à ne songer qu’à moi, et me faire revêtir ma robe de noces à l’heure de ses funérailles ? Si au contraire il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années de l’amour de sa famille, d’où vient qu’il me presse si impérieusement d’abréger le délai que je lui ai demandé ? N’est-ce pas une chose assez importante pour que j’y réfléchisse ? Un engagement qui doit durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut être assez sûre d’elle-même pour répondre d’un avenir enchaîné contre son gré ?) ; un tel engagement ne mérite-t-il pas que j’en pèse tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au moins ? — Dieu merci ! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le chevalier ; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de votre cousin. Si vous voulez l’épouser, épousez-le ; mais si vous ne le voulez pas, pour Dieu ! dites-le, et qu’un autre se présente. — Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n’épouserai que lui. — Que lui est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette sur les bûches ; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous l’épouserez. — Je l’épouserai, mon père, reprit Edmée. J’aurais désiré quelques mois encore de liberté ; mais, puisque vous êtes mécontent de tous ces retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez. — Parbleu ! voilà une jolie manière de consentir, s’écria mon oncle, et bien engageante pour votre cousin ! Ma foi ! Bernard, je suis bien vieux ; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.

— Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l’éloignement de ma cousine pour moi ; je l’ai mérité. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d’elle d’oublier un passé dont elle a sans doute trop souffert ? Au reste, si elle ne me le pardonne pas, j’imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à moi-même ; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m’éloignerai d’elle et de vous, pour me punir par un châtiment pire que la mort. — Allons, voilà que tout est rompu ! dit mon oncle en jetant les pincettes dans le feu ; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille ? »

J’avais fait quelques pas pour sortir ; je souffrais horriblement. Edmée courut vers moi, me prit par le bras, et me ramenant vers son père : « Ce que vous dites est cruel et plein d’ingratitude, me dit-elle. Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une amitié, un dévouement, j’oserai me servir d’un autre mot, une fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois d’épreuves ? Et quand même je n’aurais jamais pour vous, Bernard, une affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée jusqu’ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que vous y renonciez par dépit de ne pas m’inspirer précisément celle que vous croyez devoir exiger ? Savez-vous qu’à ce compte une femme n’aurait pas le droit d’éprouver l’amitié ? Enfin, voulez-vous me punir de vous avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m’en récompenser qu’à la condition d’être votre esclave ? — Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins de larmes, en portant sa main à mes lèvres ; je sens que vous avez fait pour moi plus que je ne méritais, je sens que je voudrais en vain m’éloigner de votre présence ; mais pouvez-vous me faire un crime de souffrir auprès de vous ? C’est au reste un crime si involontaire et tellement fatal qu’il échapperait à tous vos reproches et à tous mes remords. N’en parlons pas, n’en parlons jamais ; c’est tout ce que je puis faire. Conservez-moi votre amitié, j’espère m’en montrer toujours digne à l’avenir.

— Embrassez-vous, et ne vous séparez jamais l’un de l’autre, dit le chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d’Edmée, ne l’abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la terre, et que je mourrai désolé si je n’emporte dans la tombe la certitude qu’il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que c’est à cause de vous, à cause d’un