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MAUPRAT.

cela ne me regarde pas ; ils l’ont fait malgré moi ; mais comme c’étaient de braves gens et que mon refus les affligeait, j’ai été forcé de le souffrir. Sachez que, si j’ai fait bien des ingrats, j’ai fait aussi quelques heureux reconnaissants. Or, deux ou trois familles auxquelles j’ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire plaisir ; et comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une fois, j’avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une affaire de confiance dont on m’avait chargé ; car on en est venu à me supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d’une extrémité à l’autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, planté et ferme comme vous l’avez vu. J’eus beau me fâcher, dire que je ne voulais pas travailler, que j’étais trop vieux, et que le plaisir de manger quelques fruits de plus ne valait la peine que ce jardin allait me coûter à l’entretenir ; ou n’en tint pas compte et on l’acheva, en me déclarant que je n’aurais rien à y faire, parce qu’on se chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves gens n’ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien. Au reste, quoique je n’aie rien changé à ma manière de vivre, le produit de ce jardin m’a été utile : j’ai pu nourrir pendant l’hiver plusieurs pauvres avec mes légumes ; les fruits me servent à gagner l’amitié des petits enfants, qui ne crient plus au loup quand ils me voient, et qui s’enhardissent jusqu’à venir embrasser le sorcier. On m’a aussi forcé d’accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et des fromages de vache ; mais tout cela ne me sert qu’à faire politesse aux anciens du village, quand ils viennent m’exposer les besoins de l’endroit et me charger d’en informer le château. Ces honneurs ne me tournent pas la tête, voyez-vous ; et même je puis dire que quand j’aurai fait à peu près tout ce que j’ai à faire, je laisserai là les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe, peut-être à la tour Gazeau, qui sait ? »

Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le perron du château, je joignis les mains, et, saisi d’un sentiment religieux, j’invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel vague elfroi se réveilla ; j’imaginai tout ce qui pouvait m’empêcher d’être heureux, et j’hésitai à franchir le seuil de la maison, puis je m’élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas, fit un grand cri et se jeta devant moi pour m’empêcher d’entrer sans être annoncé ; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné sur une chaise dans l’antichambre, tandis que je gagnais la porte du salon avec impétuosité. Mais au moment de la pousser brusquement, je m’arrêtai saisi d’un nouvel effroi, et j’ouvris si timidement qu’Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s’éveilla pas. Ce vieillard, grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, et sa tête pâle et ridée, que l’insensibilité du tombeau semblait avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fut chaud et qu’un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fit briller comme l’argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit éprouver l’attitude d’Edmée ? Elle était penchée sur sa tapisserie, et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de résignation dans tout son être ! Edmée n’aimait pas les travaux d’aiguille ; elle avait l’esprit trop sérieux pour attacher de l’importance à l’effet d’une nuance à côté d’une nuance et à la régularité d’un point pressé contre un autre point. D’ailleurs elle avait le sang impétueux ; et quand son esprit n’était pas absorbé par le travail de l’intelligence, il lui fallait de l’exercice et le grand air. Mais depuis que son père, en proie aux infirmités de la vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus son père un seul instant, et, ne pouvant toujours lire et vivre par l’esprit, elle avait senti la nécessitéd’adopter ces occupations féminines, « qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité. » Elle avait donc vaincu son caractère d’une manière héroïque. Dans une de ces luttes obscures qui s’accomplissent souvent sous nos yeux sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de dompter son caractère, elle avait changé jusqu’à la circulation de son sang. Je la trouvai maigrie et son teint avait perdu cette première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que l’haleine du matin dépose sur les fruits et qui s’enlève au moindre choc extérieur, bien que l’ardeur du soleil l’ait respectée. Mais il y avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive un charme indéfinissable ; son regard plus enfoncé, et toujours impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie qu’autrefois ; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins dédaigneux. Lorsqu’elle me parla, il me sembla voir deux personnes en elle, l’ancienne et la nouvelle ; et, au lieu d’avoir perdu de sa beauté, je trouvai qu’elle avait complété l’idéal de la perfection. J’ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu’elle avait beaucoup changé ; ce qui voulait dire, selon elles, qu’elle avait beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée de l’artiste ne se révèle qu’aux grandes sympathies, et le moindre détail de l’œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à l’intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je crois, en d’autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun moment de sa vie je n’ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre moment ; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, et, si j’avais été peintre, je n’aurais pu reproduire qu’un seul type, celui dont mon âme était remplie ; car une seule femme m’a semblé belle dans le cours de ma longue vie : ce fut Edmée.

Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste, mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée par l’affection ; puis je m’élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation ; mais elle entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier, réveillé en sursaut, l’œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le corps plié en avant, nous regardait en disant : « Eh bien ! qu’est-ce donc que cela ? » il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d’Edmée ; elle me poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la jeunesse.

Vous pouvez imaginer les questions dont on m’accabla et les soins qui me furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette bonté expansive et confiante avait tant de sainteté que, pendant toute cette journée, je n’eus pas auprès d’elle d’autres pensées que celles que j’aurais eues si j’avais été réellement son fils. Je fus vivement touché du soin qu’on prit d’enjoliver à l’abbé la surprise de mon retour ; j’y vis une preuve certaine de la joie qu’il en devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d’Edmée et on me couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage. L’abbé s’assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui prenant les jambes. C’était une plaisanterie que j’avais l’habitude de lui faire autrefois ; et lorsque je sortis de ma cachette, en renversant brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de terreur tout à fait bizarre.

Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d’intérieur, sur lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.