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MAUPRAT.

corps criblé de blessures et saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de mariage ; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui qui triomphera de moi ; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce que je compte faire, Edmée. Et maintenant jouez au plus fin avec moi, conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable politique ; je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un ignorant ; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénoùment, parce que j’ai juré par le nom de Mauprat !

— De Mauprat coupe-jarret ! » répondit-elle avec une froide ironie ; et elle voulut sortir.

J’allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre ; c’était l’abbé qui rentrait. Aussitôt qu’il parut, Edmée lui serra la main et se retira dans sa chambre sans m’adresser un seul mot.

Le bon abbé, s’apercevant de mon trouble, me questionna avec l’assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon affection ; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions jamais expliqués. Il l’avait cherché en vain ; il ne m’avait pas donné une seule leçon d’histoire sans tirer des amours illustres un exemple ou un précepte de modération ou de générosité ; mais il n’avait pas réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner tout à fait de m’avoir desservi auprès d’Edmée. Je croyais deviner qu’il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce soir-là plus que jamais je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et chagrin, et j’allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans les couvertures, afin d’étouffer les anciens sanglots, impitoyables vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.

XIV.

Le lendemain mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La Marche ne vint pas. Je crus m’apercevoir que l’abbé allait chez lui et entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence ; je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir je me rendis à pied chez M. de La Marche. Je ne sais pas ce que je voulais lui dire ; j’étais dans un état d’exaspération qui me poussait à agir sans but et sans plan. J’appris qu’il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me laissa avec l’abbé, qui tenta de me faire parler et qui n’y réussit pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l’occasion de parler à Edmée ; elle sut l’éviter constamment. On faisait les apprêts du départ pour Sainte-Sévère ; elle ne montrait ni tristesse ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse suivante au bout de cinq minutes :

« Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre indélicatesse ; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience droite ne sait pas se dégager. J’ai juré de n’être jamais à un autre qu’à vous. Je ne me marierai pas ; mais je n’ai pas juré d’être à vous en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe ; un couvent sera mon asile quand le seul lien qui m’attache à la société sera rompu. »

Ainsi j’avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même point que le jour de son entretien avec l’abbé.

Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre ; toute la nuit je marchai avec agitation ; je n’essayai pas de dormir. Je ne vous dirai pas quelles furent mes réflexions, elles ne furent pas indignes d’un honnête homme. Au point du jour j’étais chez La Fayette. Il me procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit d’aller l’attendre en Espagne, où il devait s’embarquer pour les États-Unis. Je rentrai à l’hôtel pour prendre les effets et l’argent indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon oncle, afin qu’il ne s’inquiétât pas de mon absence, que je promettais de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliais de ne pas me juger jusque-là, et de croire que ses bontés ne sortiraient jamais de mon cœur.

Je partis avant que personne fût levé dans la maison ; je craignais que ma résolution ne m’abandonnât au moindre signe d’amitié, et je sentais que j’avais abusé d’une affection trop généreuse. Je ne pus passer devant l’appartement d’Edmée sans coller mes lèvres sur la serrure ; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir comme un fou ; je ne m’arrêtai guère que de l’autre côté des Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j’écrivis à Edmée qu’elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses résolutions, mais qu’il m’était impossible d’être témoin du triomphe de mon rival. J’avais l’intime persuasion qu’elle l’aimait ; j’étais résolu à étouffer mon amour ; je promettais plus que je ne pouvais tenir ; mais les premiers effets de l’orgueil blessé me donnaient confiance en moi-même. J’écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu’il avait eues pour moi tant que je n’aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je l’entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu’Edmée lirait cette lettre, j’affectais une joie sans trouble et une ardeur sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais motifs de mon départ ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui avouer. Il en fut de même à l’égard de l’abbé, auquel j’écrivis, d’ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d’affection. Je terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne pourrais jamais me résoudre à l’habiter, et de considérer le fief racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais seulement de vouloir bien m’avancer deux ou trois années de revenu de ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement, et ne pas rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause américaine.

On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes d’Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d’encouragements et de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m’envoyait une somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L’abbé joignait aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était facile de voir qu’il préférait le repos d’Edmée à mon bonheur, et qu’il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il m’aimait, et cette amitié s’exprimait d’une manière touchante à travers la satisfaction cruelle qui s’y mêlait. Il enviait mon sort, il était plein d’ardeur pour la cause de l’indépendance, et prétendait avoir été tenté plus d’une fois de jeter le froc aux orties et de prendre le mousquet ; mais c’était de sa part une puérile affectation. Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la philosophie.

Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu’il était de la seule personne qui m’intéressât réellement dans le monde, mais je n’avais pas le courage de l’ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de perdre, en le lisant, l’espèce de calme désespéré que j’avais trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciments et l’expression d’une joie enthousiaste, derrière laquelle j’eusse aperçu un autre amour satisfait. « Que peut-elle m’écrire ? disais-je ; pourquoi m’écrit-elle ? Je ne veux pas de sa pitié ; encore moins de sa reconnaissance. » J’étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même je l’élevai au-dessus des flots ; mais je le serrai