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MAUPRAT.

main sur mon épaule. Elle me regardait d’un air d’impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à genoux et j’essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible ; je ne pus articuler que le mot demain à plusieurs reprises.

« Demain ? quoi donc ! demain ? dit Edmée ; est-ce que tu ne te plais pas ici, est-ce que tu veux t’en aller ? — Je m’en irai si vous voulez, répondis-je ; dites, voulez-vous ne me revoir jamais ? — Je ne veux point de cela, reprit-elle ; vous resterez ici, n’est-ce pas ? — Commandez, » répondis-je.

Elle me regarda avec beaucoup de surprise ; je restais à genoux ; elle s’appuya sur le dos de ma chaise.

« Moi, je suis sûre que tu es très-bon, dit-elle, comme si elle eût répondu à une objection intérieure ; un Mauprat ne peut rien être à demi, et du moment que tu as un bon quart d’heure, il est certain que tu dois avoir une noble vie. — Je l’aurai, répondis-je. — Vrai ! dit-elle avec une joie naïve et bonne. — Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien ! Oses-tu me donner une poignée de main ? — Certainement, » dit-elle. Elle me tendit la main ; mais elle tremblait. » Vous avez donc pris de bonnes résolutions ? me dit-elle. — J’en ai pris de telles que vous n’aurez jamais un reproche à me faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre, Edmée, et ne tirez plus les verrous ; vous n’avez plus rien à craindre de moi ; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez. »

Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma main, elle s’éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder encore, comme si elle n’eût pu croire à une si rapide conversion ; puis enfin, s’étant arrêtée sur la porte, elle me dit d’une voix affectueuse : « Il faut aller vous reposer aussi ; vous êtes fatigué, vous êtes triste et très-changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas m’affliger, vous vous soignerez, Bernard. »

Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable, où la méfiance et l’espoir, l’affection et la curiosité, se peignaient alternativement et parfois tous ensemble.

« Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je. — Et vous travaillerez ? — Et je travaillerai… Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les chagrins que je vous ai causés, et vous m’aimerez un peu. — Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours comme ce soir. »

Le lendemain, dès le point du jour, j’entrai dans la chambre de l’abbé ; il était déjà levé et lisait, « Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m’avez proposé plusieurs fois de me donner des leçons ; je viens vous prier de mettre à exécution votre offre obligeante. »

J’avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l’abbé. Sans le haïr au fond, car je sentais bien qu’il était bon et n’en voulait qu’à mes défauts, je me sentais beaucoup d’amertume contre lui. Je reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu’il avait dit de moi à Edmée ; mais il me semblait qu’il eût pu insister un peu plus sur ce bon côté dont il n’avait dit qu’un mot en passant, et qui n’avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J’étais donc décidé à rester très-froid et très-fier à son égard. Pour cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de docilité tant que durerait la leçon, et qu’aussitôt après je devais le quitter avec un remerciment très-bref. En un mot, je voulais l’humilier dans son emploi de précepteur ; car je n’ignorais pas qu’il tenait son existence de mon oncle, et qu’à moins de renoncer à cette existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon éducation. En ceci je raisonnais très-bien, mais d’après un très-mauvais sentiment ; et par la suite j’en eus tant de regret que je lui en fis une sorte de confession amicale, avec demande d’absolution.

Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des préventions trop bien fondées, à beaucoup d’égards, de cet homme, qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une habitude de méfiance n’eût gêné ses premiers mouvements. Les persécutions dont il avait été si longtemps l’objet, avaient développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu’il conserva toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d’autant plus flatteuse et plus touchante peut-être. J’ai remarqué ce caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont généralement l’esprit de charité, mais non le sentiment de l’amitié.

Je voulais le faire souffrir, et j’y résussis. Le dépit m’inspirait ; je me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne. J’eus une excellente tenue, beaucoup d’attention, de politesse, et une roideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de mon ignorance ; et pour cela je pris le parti d’aller au-devant de toutes ses observations, en m’accusant moi-même de ne rien savoir et en l’engageant à m’enseigner les choses à l’état le plus élémentaire. Quand j’eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants, où j’étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de cette froideur à une sorte d’intimité ; mais je ne m’y prêtai nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon intelligence. « Vous prenez trop de soin, monsieur l’abbé, lui répondis-je ; je n’ai pas besoin d’encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence, mais je suis sûr de mon attention ; et comme je ne rends service qu’à moi-même en m’appliquant de mon mieux à l’étude, il n’y a pas de raison pour que vous m’en fassiez compliment. » En parlant ainsi, je le saluai, et me retirai dans ma chambre, où je fis tout de suite le thème français qu’il m’avait donné.

Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu’Edmée était déjà informée de l’exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit sa main la première, et m’appela son bon cousin à plusieurs reprises durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage n’exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose d’approchant. J’espérais qu’il chercherait l’occasion de me demander l’explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien, je me sentis très-blessé du soin qu’il prit de l’éviter. Cette indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de mépris dont je souffris beaucoup ; mais la crainte de déplaire à Edmée me donna la force de me contenir.

Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant ébranlée par cet apprentissage humiliant qu’il me fallut faire avant d’arriver seulement à saisir les premières notions de toutes choses. Un autre que moi, pénétré comme je l’étais du repentir des maux qu’il avait causés, n’eût pas trouvé de manière plus certaine de les réparer qu’en s’éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint pas ; ou, s’il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l’aveu d’une défection. L’obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de conquérir celle que j’aimais que je l’avais embrassée avec audace, et je pense qu’il n’en eût pas été autrement lors même que ses confidences à l’abbé dans le parc m’eussent appris qu’elle avait de l’amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d’un homme qui prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et qui s’exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études nécessaires pour être l’égal de M. de La Marche, accusait, vous l’avouerez, une certaine force morale.

Je ne sais si j’étais heureusement doué sous le rapport de l’intelligence. L’abbé l’assura ; mais je pense que je ne dois faire honneur de mes progrès rapides qu’à mon courage. Il était tel qu’il me fit trop présumer de mes forces physiques. L’abbé m’avait dit qu’avec une forte volonté on pouvait à mon âge, en un mois, connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d’un mois je m’exprimais avec facilité et j’écrivais purement. Edmée avait une sorte de direction occulte sur mes études ; elle voulut que l’on ne m’enseignât pas le latin, assurant qu’il était trop tard pour consacrer plusieurs années à une science