Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
MAUPRAT.

Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, n’avaient pour moi d’autre charme que celui de la nouveauté. Le repos du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d’ordre et de silence, m’eût écrasé, si la présence d’Edmée et l’orage de mes désirs ne l’eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes fantômes. Je n’avais pas désiré un seul instant devenir le chef de cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, d’entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je répugnais encore à l’idée d’associer deux buts si distincts, ma passion et mes intérêts. J’errai dans le parc en proie à mille incertitudes, et je gagnai la campagne sans m’en apercevoir. La nuit était magnifique. La pleine lune versait des îlots de sa lumière sereine sur les guérêts altérés par la chaleur du jour. Les plantes flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer par tous ses pores l’humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi cette douce influence ; mon cœur battait avec force, mais avec régularité. J’étais inondé d’une vague espérance ; l’image d’Edmée flottait devant moi sur les sentiers des prairies, et n’excitait plus ces douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m’avaient dévoré.

Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs d’un blond clair, agenouillés sur l’herbe courte, immobiles, paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines adoucies montaient vers l’horizon, et leurs croupes veloutées semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations sublimes de la nuit. J’étais pénétré de je ne sais quel bien-être inconnu ; il me semblait que pour la première fois aussi je voyais la lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d’avoir entendu dire à Edmée qu’il n’y avait pas de plus beau spectacle que celui de la nature, et je m’étonnais de ne l’avoir pas su jusque-là. J’eus par instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu ; mais je craignais de ne pas savoir lui parler et de l’offenser en le priant mal. Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une révélation enfantine de l’amour poétique au sein du chaos de mon ignorance ? La lune éclairait si largement les objets que je distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de pourpre et son calice d’or plein des diamants de la rosée, que je la cueillis et la couvris de baisers, en m’écriant, dans une sorte d’égarement délicieux : « C’est toi, Edmée ! oui, c’est toi ! te voilà ! tu ne me fuis plus ! » Mais quelle fut ma confusion lorsqu’en me relevant je vis que j’avais un témoin de ma folie ! Patience était debout devant moi. Je fus si mécontent d’avoir été surpris dans un tel accès d’extravagance que, par un reste d’habitude de coupe-jarret, je cherchai mon couteau à ma ceinture ; mais je n’avais plus ni ceinture ni couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j’étais condamné à n’égorger plus personne. Patience sourit.

« Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le solitaire avec calme et douceur ; croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est ? Je ne suis pas si simple que je ne comprenne ; je ne suis pas si vieux que je ne voie clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que la fille sainte est assise à ma porte ? Qui est-ce qui nous suit comme un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la belle enfant chez son père ? Et quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une digne et honnête fille. »

Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d’Edmée. J’avais un si grand besoin de m’entretenir d’elle que j’en aurais entendu dire du mal pour le seul plaisir d’entendre prononcer son nom. Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant oublié depuis longtemps l’usage des chaussures, étaient arrivés à un degré de callosité qui les mettait à l’abri de tout. Il avait pour tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles, tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le hâle, n’était sensible ni au chaud ni au froid. On l’a vu, jusqu’à plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et la veste entr’ouverte à la bise des hivers. Depuis qu’Edmée veillait à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté ; mais, dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l’impudeur, qui lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe brillait comme de l’argent. Son crâne chauve était si luisant que la lune s’y reflétait comme dans l’eau. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte étoilée : « Voyez cela, voyez comme c’est beau ! » C’est le seul paysan que j’aie vu admirer le ciel, ou tout au moins c’est le seul que j’aie vu se rendre compte de son admiration.

« Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un honnête homme si je voulais ? Croyez-vous donc que je ne le sois pas ? — Oh ! ne soyez pas fâché, répondit-il ; Patience a le droit de tout dire. N’est-ce pas le fou du château ? — Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire. — Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu ? Eh bien ! si elle le croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître Bernard Mauprat. Voulez-vous l’entendre ? — Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N’importe, j’écoute. — Vous êtes amoureux de votre cousine ? — Vous êtes bien hardi de faire une pareille question. — Ce n’est pas une question, c’est un fait. Eh bien ! je vous dis, moi, faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari. — Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience ? — Parce que je sais que vous le méritez. — Qui vous l’a dit ? l’abbé ? — Non pas. — Edmée ? — Un peu. Et cependant elle n’est pas bien amoureuse de vous, au moins. Mais c’est votre faute. — Comment cela, Patience ? — Parce qu’elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le voulez pas. Ah ! si j’avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s’occupaient de m’instruire ! si l’on me disait : « Patience, voilà ce qui s’est fait hier ; Patience, voilà ce qui se fera demain. » Mais, baste ! il faut que je trouve tout moi-même, et c’est si long que je mourrai de vieillesse avant d’avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais, écoutez, j’ai encore une raison pour désirer que vous épousiez Edmée. — Laquelle, bon monsieur Patience ? — C’est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da ! et à lui aussi, et à l’abbé, et à tout le monde. Ce n’est pas un homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin ; mais j’aime mieux le moindre brin de serpolet. — Ma foi ! je ne l’aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l’aime ? hein ! Patience ? — Votre cousine ne l’aime pas. Elle le croit bon, elle le croit véritable ; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le monde. Je le sais, moi, c’est un homme qui n’a pas de cela (et Patience posait la main sur son cœur). C’est un homme qui dit toujours : « Moi, la vertu ! moi, les infortunés ! moi, les sages, les amis du genre humain, etc., etc. » Eh bien ! moi, Patience, je sais qu’il laisse mourir de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on lui disait : « Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres, fais-toi soldat, et il n’y aura plus d’infortunés dans le monde, le genre humain, comme tu dis, sera sauvé, » l’homme dirait : » Merci, je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon château. » Oh ! je les connais bien, ces faux bons ! Quelle différence avec Edmée ! Vous ne savez pas cela, vous ! Vous l’aimez parce qu’elle est belle comme la marguerite des prés, et moi je l’aime parce qu’elle est bonne comme la lune qui