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MELCHIOR.

à convertir sa fortune en argent ; et, comme une aussi vaste entreprise demandait encore au moins une année, il se décida à s’enquérir de la famille qu’il avait laissée en Bretagne, afin de renouer quelque relation avec une contrée où il craignait de se trouver isolé.

À huit mois de là James reçut de France une réponse à ses informations. On lui apprenait que son frère Henri était mort depuis environ vingt ans, laissant dans la misère une veuve et quatorze enfants.

Mais le froid et la faim avaient anéanti la postérité de Henri comme le soleil et le luxe avaient éteint celle de James.

Les survivants étaient réduits, en Bretagne comme dans l’Inde, au nombre de deux : la veuve septuagénaire qui vivait indigente aux environs de Brest, et son fils Melchior Lockrist, qui venait d’obtenir une lieutenance dans la marine marchande.

Ce fut le curé de l’humble village de chaume où le puissant nabab avait vu le jour qui se chargea de lui faire parvenir ces renseignements.

Ce fut une lettre aux formes antiques et paternes, où perçaient, comme dit Goldsmith, l’orgueil du sacerdoce et l’humilité de l’homme ; une lettre toute pleine de timides reproches sur le long oubli où James avait laissé sa famille, d’exhortations communes et maladroites sur la vanité et le mauvais emploi des richesses, d’efforts délicats et chaleureux pour intéresser le nabab à ses pauvres parents.

Il y eut une période de cette lettre où M. Lockrist faillit la jeter avec colère et dédain, et une autre qui émut ses entrailles au point d’amener une larme dans le sillon formé par une ride sur sa joue sèche et safranée.

Et véritablement il était impossible de ne pas se prendre de compassion pour cette pauvre veuve que le curé montrait si pieuse et si pauvre, de bienveillance pour ce jeune homme qui avait en pleurant quitté sa mère afin de lui être plus utile.

« Melchior, disait le bon curé, est le plus bel homme de la Bretagne, le plus brave marin de l’Océan, le meilleur fils que je connaisse. »

Il ajoutait que ce hardi compagnon était en mer sur le navire Inkle et Yariko frêté pour l’archipel indien ; et il terminait en faisant des vœux pour que, dans les hasards de la navigation, l’oncle et le neveu vinssent à se rencontrer.

Une circonstance puissante vint donner une nouvelle ardeur à l’intérêt que la lettre du curé inspira au nabab pour son jeune parent.

Jenny, sa chère Jenny, son fragile et précaire enfant, ressentit les premières atteintes du mal qui n’avait épargné qu’elle, et qui semblait réclamer sa dernière victime. La médecine glissa dans l’oreille paternelle une parole qui eût fait rougir le chaste front de Jenny. Il fallait la marier sans trop de délais.

Cette ordonnance jeta d’abord M. Lockrist dans de grandes perplexités. Outre que sa fille avait encore à attendre six mois l’âge nubile exigé par les lois françaises, il était difficile de lui trouver un mari qui consentît à partir aussitôt pour l’Europe, et à s’y fixer avec elle.

Il savait que de telles conditions sont toujours faciles à éluder après le mariage ; et il ne voyait autour de lui aucun homme dont la loyauté ou le désintéressement lui offrissent de suffisantes garanties.

Enfin, pour dernier obstacle, Jenny, élevée dans une solitude assez romanesque, montrait un invincible dégoût pour tous ces hommes si avides de s’enrichir. Elle prétendait n’accorder son cœur et sa main qu’à un amant digne d’elle, personnage utopique qu’elle avait rencontré dans les livres, et qui ne se trouvait nulle part sous un ciel où l’or semble être plus précieux aux Européens que la vie.

Alors M. Lockrist pensa naturellement à son neveu, ou plutôt Jenny l’y fit penser. Elle écouta avec émotion la lettre du curé breton, et quand elle vit son père touché du portrait de Melchior, elle se jeta dans ses bras en lui disant :

— Je suis bien heureuse à présent, car si je meurs tu ne seras pas seul sur la terre : mon cousin te restera.

De ce moment le nabab n’eut pas un instant de repos qu’il n’eût trouvé son cher, son précieux neveu.

Il écrivit dans toutes les îles, à Ceylan, à Java, à Céram et à Timor. Il s’enquit dans tous les ports de la presqu’île : à Barcelor, à Tucurin, à Pahacate, à Sicacola ; et enfin un jour, un beau jour qu’on attendait sans l’espérer le gouverneur, qui était fort lié avec M. Lockrist et qui lui avait promis de guetter tous les débarquements, lui écrivit que le lieutenant Melchior Lockrist venait d’aborder avec l’Inkle et Yariko dans le port de Calcutta.

Aussitôt le nabab monte dans sa litière, et après avoir confié Jenny à sa nourrice, court à la rencontre de son neveu.

Melchior était un grand et robuste garçon, taillé sur un beau type armoricain, un vrai fils de la mer et des tempêtes, hardi de cœur, gauche de manières, superbe au vent de l’artimon, maladroit au rôle d’héritier présomptif, et ne sachant pas plus parler à une jeune miss qu’à un cheval de guerre.

Quand le gouverneur lui ouvrit les portes de son palais, le traita mieux qu’un capitaine de bâtiment, et lui parla d’un oncle riche et généreux qui l’attendait pour l’adopter, Melchior crut faire un rêve ; mais l’expression de sa surprise fut modérée par une forte habitude d’insouciance ; et le

Ma foi, tant mieux !

dont il accueillit ces nouvelles merveilleuses, résuma toute la philosophie pratique d’une existence de marin.

Fidèle aux instructions que M. James lui avait données, le gouverneur laissa complètement ignorer à Melchior l’existence de Jenny. Il lui dit seulement que son oncle l’accueillait en qualité de célibataire, et sous la condition expresse qu’il n’essaierait jamais de se marier sans son consentement.

Cette exigence particulière sembla choquer Melchior, et sa figure, jusqu’alors insoucieuse et calme, prit un air de défiance et de trouble que le gouverneur ne s’expliqua pas bien.

— Diable ! dit-il en laissant tomber le bec de sa chibouque, quelle étrange idée est-ce là ? Mon oncle voudrait-il se débarrasser en ma faveur d’une fille laide et bossue dont personne n’aurait voulu dans la contrée ?

Cette conjecture fit sourire le gouverneur.

— Votre oncle n’a pas de fille bossue, lui dit-il gaiement, tout au contraire, le célibat est sa manie pour lui et pour les autres. Vous ferez bien de vous y conformer.

— Soit ! répondit Melchior en ramassant sa chibouque.

Deux jours après, comme le jeune lieutenant dormait dans son hamac à bord de l’Inkle, il fut réveillé en sursaut par les embrassements d’un petit homme jaune et maigre, habillé des plus riches étoffes de l’Inde taillées sur les modes françaises de 1780.

La toilette de M. Dupleix, gouverneur de l’Inde, dont à cette époque le nabab avait eu l’honneur d’être cuisinier, avait servi de type, durant tout le reste de sa vie, à ses idées sur l’élégance parisienne. Aux marges de son habit de damas nacarat étincelait une garniture de boutons en diamants d’une largeur exorbitante, et son gilet, dont les poches tombaient jusqu’aux genoux, était brodé de perles fines.

Ce digne représentant d’une génération qui s’efface, ce vivant débris de la France de madame Dubarry, portait encore des bas de soie brochés en rose, des souliers à boucles, et une épée dont la garde était montée en pierres précieuses. Melchior eut bien de la peine à s’empêcher de rire en contemplant son oncle dans toute la splendeur de ce costume.

Ils partirent immédiatement ensemble pour l’habitation du nabab, située à une trentaine de lieues au nord de Calcutta.

L’éléphant qui les portait franchit cette distance en une seule journée.

Durant la route, M. Lockrist fit à son neveu un si prolixe éloge de ses propriétés, il entra dans des détails d’affaires si fastidieuses et si monotones, que le jeune marin eut bien de la peine à se tenir éveillé à ses côtés.