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MAUPRAT.

instant après elle retombe dans une mélancolie que je n’avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves. — Elle a été témoin, en effet, d’une scène affreuse à la tour Gazeau, dit M. de La Marche ; et puis cette course de son cheval à travers la forêt, lorsqu’elle a été emportée loin de la chasse, a dû la fatiguer et l’effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d’un courage si admirable !… Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très-épouvantée ? — Dans la forêt ? repris-je ; je ne l’ai point rencontrée dans la forêt. — Non, c’est dans la Varenne que vous l’avez rencontrée, dit l’abbé avec précipitation… À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me permettre de vous dire un mot d’affaires en particulier sur votre propriété de… » II m’entraîna hors du salon, et me dit à voix basse : « Il ne s’agit pas d’affaires, je vous supplie de ne laisser soupçonner à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que mademoiselle de Mauprat ait été seulement l’espace d’une seconde à la Roche-Mauprat… — Et pourquoi donc ? demandai-je ; n’y a-t-elle pas été sous ma protection ? n’en est-elle pas sortie pure, grâce à moi ? et peut-on ignorer dans le pays qu’elle y ait passé deux heures ? — On l’ignore entièrement, répondit-il ; au moment où elle en sortait, la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l’exil pour raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d’une jeune personne qu’on ne puisse pas supposer que l’ombre d’un danger ait seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom de son père, au nom de l’amitié que vous avez pour elle, et que vous lui avez exprimée ce matin d’une manière si noble et si touchante… ! — Vous êtes très-adroit, monsieur l’abbé, dis-je en l’interrompant ; toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout grossier que je suis. Dites à ma cousine qu’elle se rassure. Je n’ai pas sujet de nier sa vertu, très-certainement, et je ne suis d’ailleurs pas capable de faire manquer le mariage qu’elle désire. Dites-lui que je ne réclame d’elle qu’une chose, c’est cette promesse d’amitié qu’elle m’a faite à la Roche-Mauprat. — Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité ? dit l’abbé, et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas ? » Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris plaisir à le tourmenter, espérant qu’il rapporterait mes paroles à Edmée. « Aucune, répondis-je ; seulement je vois qu’on craint l’abandon de M. de La Marche au cas où l’aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu’il y a un moyen bien simple de raccommoder tout cela. — Et lequel, selon vous ? — C’est de le provoquer et de le tuer. — Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et ce péril affreux au respectable M. Hubert. — Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine. C’est mon droit, monsieur l’abbé ; je connais les devoirs d’un gentilhomme tout aussi bien que si j’avais appris le latin. Vous pouvez le lui dire de ma part. Qu’elle dorme en paix ; je me tairai, et, si cela ne sert à rien, je me battrai. — Mais, Bernard, reprit l’abbé d’un ton insinuant et doux, songez-vous à l’attachement de votre cousine pour M. de La Marche ? — Eh bien ! raison de plus », m’écriai-je saisi d’un mouvement de rage. Et je lui tournai le dos brusquement.

L’abbé rapporta toute cette conversation à la pénitente. Le rôle de ce digne prêtre était fort embarrassant ; il avait reçu sous le sceau de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des allusions très-détournées en s’entretenant avec moi. Cependant il espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le crime de mon obstination, et m’amener à y renoncer loyalement. Il augurait trop bien de moi ; tant de vertu était au-dessus de mes forces, comme elle était au-dessus de mon intelligence.

X.

Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait souffrante et sortait peu de sa chambre ; M. de La Marche venait presque tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et d’expressions dont j’étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de mes souffrances secrètes, c’était de voir qu’il n’était pas reçu plus que moi dans les appartements d’Edmée.

Le seul événement de cette semaine fut l’installation de Patience dans une cabane voisine du château. Depuis que l’abbé Aubert avait trouvé auprès du chevalier une existence à l’abri des persécutions ecclésiastiques, il n’y avait plus pour lui de nécessité à voir secrètement son ami le cénobite. Il l’avait donc vivement engagé à quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui ! Patience s’était fait beaucoup prier. Tant d’années passées dans la solitude l’avaient tellement attaché à sa tour Gazeau qu’il hésitait à lui préférer la société de son ami. En outre, il disait que l’abbé allait se corrompre dans le commerce des grands, que bientôt il subirait à son insu l’influence des vieilles idées, et qu’il se refroidirait à l’égard de la cause sainte. Il est vrai qu’Edmée avait gagné le cœur de Patience, et qu’en lui offrant une petite habitation appartenant à son père, et située dans un ravin pittoresque, à la sortie de son parc, elle s’y était prise avec assez de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté chatouilleuse. C’était à l’effet de terminer cette grande négociation que l’abbé s’était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où, retenus par l’orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait horreur du sang répandu. La mort d’une biche lui arrachait des larmes, comme au Jacques de Shakspeare ; à plus forte raison les meurtres humains lui étaient impossibles à contempler, et du moment que la tour Gazeau eut été le spectacle de deux morts tragiques, elle lui sembla souillée, et rien n’eût pu le décider à y passer une nuit de plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre ses scrupules philosophiques par les séductions d’Edmée. La maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble pour ne pas le faire rougir d’une transaction trop apparente avec la civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu’à la tour Gazeau ; mais les fréquentes visites de l’abbé et celles d’Edmée ne lui laissèrent pas le droit de se plaindre.

Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le développement du caractère de mademoiselle de Mauprat.

« Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n’est pas le langage de la prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes les plus parfaites qu’il y eût en France. Pour qu’elle fût citée et vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l’ignorais moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les yeux du corps et croyais ne l’aimer que parce qu’elle était belle. Il faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était doué à la froide école de Voltaire et d’Helvétius. Edmée avait allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de Jean-Jacques. Un temps est venu où j’ai compris Edmée ; le temps où M. de La Marche l’aurait comprise ne fût jamais arrivé.

Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d’incurie, s’était formée à peu près