Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
MAUPRAT.

tenter : c’est celle des talents et des lumières. Tu t’y prêteras par affection pour nous, je l’espère ; mais ce n’est pas encore le temps d’en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer ton existence sans condition. Venez, l’abbé, vous allez m’accompagner à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants, vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des manières puisqu’avec elle c’est l’expression de ton cœur.

— Vous dites vrai, mon oncle, » répondis-je en m’emparant un peu rudement du bras d’Edmée pour descendre l’escalier. Elle tremblait, mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un sourire affectueux errait sur ses lèvres.

Quand nous fûmes vis-à-vis l’un de l’autre à table, notre bon accord se refroidit en peu d’instants. Nous redevînmes embarrassés tous les deux ; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d’affaire par une de ces brusques sorties que je savais m’imposer à moi-même quand j’étais trop honteux de ma timidité ; mais la présence de Saint-Jean, qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il se faisait qu’elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l’histoire du philosophe rustique, et me dit que c’était l’abbé Aubert qui l’avait menée à la tour Gazeau. Elle avait été frappée de l’intelligence et de la sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d’amitié, que depuis quelque temps il s’était relâché de ses habitudes, et venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu’à l’abbé.

Vous pensez bien qu’elle eut quelque peine à rendre ces explications intelligibles pour moi. Je fus très-frappé des éloges qu’elle donnait à Patience et de la sympathie qu’elle éprouvait pour ses idées révolutionnaires. C’était la première fois que j’entendais parler d’un paysan comme d’un homme. En outre, j’avais considéré jusque-là le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d’un paysan ordinaire, et voilà qu’Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des hommes qu’elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l’éducation n’était pas si nécessaire que le chevalier et l’abbé voulaient bien me le faire croire. « Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la sienne ; mais il n’y paraît guère, cousine, car depuis que je suis ici… »

Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me trouver enfin seul avec elle, j’allais devenir beaucoup plus explicite, lorsqu’en entrant dans le salon nous y trouvâmes M. de La Marche qui venait d’arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai, dans mon cœur, à tous les diables.

M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand admirateur de Franklin, plus honnête qu’intelligent, comprenant moins ses oracles qu’il n’avait le désir et la prétention de les comprendre ; assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la nation française se mit en tête de les réaliser ; au demeurant, plein de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque qu’il ne l’était en eflet ; un peu plus fidèle à ses préjugés de caste et beaucoup plus sensible à l’opinion du monde qu’il ne se flattait et se piquait de l’être : voilà tout l’homme. Sa figure était charmante, mais je la trouvais excessivement fade, car j’avais contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me semblaient serviles auprès d’Edmée ; j’eusse rougi de les imiter, et pourtant je n’étais occupé qu’à renchérir sur les petits services qu’il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était considérable et coupé par l’Indre, qui n’est là qu’un joli ruisseau. Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières ; il n’apercevait pas une violette qu’il ne la cueillit pour l’offrir à ma cousine. Mais quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai tranquillement. J’avais de l’eau jusqu’à la ceinture, et je portais ma cousine à bras tendus avec tant de force et de précision qu’elle ne mouilla pas un de ses rubans. M. de la Marche, ne voulant pas paraître plus délicat que moi, n’hésita point à mouiller ses beaux habits et à me suivre avec des éclats de rire un peu forcés ; mais, quoiqu’il ne portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu’avec peine. Edmée ne riait pas ; je crois qu’en faisant malgré elle cette épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très-effrayée de songer à l’amour qu’elle m’inspirait. Elle était même irritée, et me dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage : « Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles plaisanteries. — Ah ! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de l’autre. — Il ne se les permettrait pas, reprit-elle. — Je le crois bien, répondis-je, il s’en garderait ! Regardez comme le voilà fait… et moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il ramasse très-bien les violettes ; mais, croyez-moi, dans un danger, ne lui donnez pas la préférence. »

M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J’avais espéré qu’il serait jaloux ; il ne parut pas seulement y songer, et prit son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la promenade ; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla qu’elle faisait effort pour me montrer autant d’amitié que pendant le déjeuner. J’en fus affecté ; car je n’étais pas seulement amoureux d’elle, je l’aimais. Il m’eut été impossible de faire cette distinction ; mais les deux sentiments étaient en moi : la passion et la tendresse.

Le chevalier et l’abbé rentrèrent à l’heure du dîner. Ils s’entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes affaires, et, au peu de mots que j’entendis malgré moi, je compris qu’ils venaient d’assurer mon existence dans les conditions brillantes qui m’avaient été annoncées le matin. J’eus la mauvaise honte de ne point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me troublait, je n’y comprenais rien ; je m’en méfiais presque comme d’une embûche qu’on me tendait pour m’éloigner de ma cousine. Je n’étais pas sensible aux avantages de la fortune. Je n’avais pas les besoins de la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un point d’honneur, nullement une vanité sociale. Voyant qu’un ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu gracieux de feindre une complète ignorance. Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou même que j’élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma voix lui eut causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt après le dîner ; son père la suivit avec inquiétude. « Ne remarquez-vous pas, dit l’abbé en les voyant s’éloigner et en s’adressant à M. de La Marche, que mademoiselle de Mauprat est bien changée depuis ces derniers temps ?

— Elle est maigrie, répondit le lieutenant-général, mais je crois qu’elle n’en est que plus belle. — Oui, mais je crains qu’elle ne soit plus malade qu’elle ne l’avoue, repartit l’abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure ; elle est triste. — Triste ? mais il me semble qu’elle n’a jamais été aussi gaie que ce matin ; n’est-il pas vrai, monsieur Bernard ? Cest depuis la promenade seulement qu’elle s’est plainte d’avoir un peu de migraine. — Je vous dis qu’elle est triste, reprit l’abbé. Quand elle est gaie maintenant, elle l’est plus que de raison ; il y a quelque chose d’étrange alors et de forcé en elle, qui n’est pas du tout dans sa manière d’être accoutumée. Puis un