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INDIANA.



En même temps il levait son aviron. (Page 68.)

« Tu m’attendais ! s’écria-t elle en tombant sur ses genoux et en appuyant sa tête défaillante sur le sein de Raymon ; tu avais compté les mois, les jours ! Tu savais que le temps était passé, mais tu savais aussi que je ne pouvais pas manquer à ton appel… C’est toi qui m’as appelée, me voilà, me voilà ; je me meurs ! »

Ses idées se confondirent dans son cerveau : elle resta quelque temps silencieuse, haletante, incapable de parler, de penser.

Et puis elle rouvrit les yeux, reconnut Raymon comme au sortir d’un rêve, fit un cri de joie et de frénésie, et se colla à ses lèvres, folle, ardente et heureuse. Il était pâle, muet, immobile, frappé de la foudre.

— Reconnais-moi donc, s’écria-t-elle ; c’est moi, c’est ton Indiana, c’est ton esclave que tu as rappelée de l’exil et qui est venue de trois mille lieues pour t’aimer et te servir ; c’est la compagne de ton choix qui a tout quitté, tout risqué, tout bravé pour t’apporter cet instant de joie ! tu es heureux, tu es content d’elle, dis ? J’attends ma récompense ; un mot, un baiser, je serai payée au centuple. »

Mais Raymon ne répondait rien ; son admirable présence d’esprit l’avait abandonné. Il était écrasé de surprise, de remords et de terreur en voyant cette femme à ses pieds ; il cacha sa tête dans ses mains et désira la mort.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! tu ne me parles pas, tu ne m’embrasses pas, tu ne me dis rien ! s’écria madame Delmare en étreignant les genoux de Raymon contre sa poitrine ; tu ne peux donc pas ? Le bonheur fait mal ; il tue, je le sais bien ! Ah ! tu souffres, tu étouffes, je t’ai surpris trop brusquement ! Essaie donc de me regarder ; vois comme je suis pâle, comme j’ai vieilli, comme j’ai souffert ! Mais c’est pour toi, et tu ne m’en aimeras que mieux ! Dis-moi un mot, un seul, Raymon.

— Je voudrais pleurer, dit Raymon d’une voix étouffée.

— Et moi aussi, dit-elle en couvrant ses mains de baisers. Ah ! oui, cela ferait du bien. Pleure, pleure donc dans mon sein, j’essuierai tes larmes avec mes baisers ; je viens pour te donner du bonheur, pour être tout ce que tu voudras, ta compagne, ta servante ou ta maîtresse. Jadis j’ai été bien cruelle, bien folle, bien égoïste ; je t’ai fait bien souffrir, et je n’ai pas voulu comprendre que j’exigeais au delà de tes forces. Mais depuis j’ai réfléchi,