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INDIANA.

prochait d’eux, ils lui brisèrent le crâne, avec de grossiers éclats de rire, et Indiana vit flotter le cadavre de cet être qui l’avait aimée plus que Raymon. En même temps une lame furieuse entraîna la pirogue comme au fond d’une cataracte, et les rires des matelots se changèrent en imprécations de détresse. Cependant, grâce à sa surface plate et légère, la pirogue bondit avec élasticité comme un plongeon sur les eaux, et remonta brusquement au faîte de la lame, pour se précipiter dans un autre ravin et remonter encore à la crête écumeuse du flot. À mesure que la côte s’éloignait, la mer devenait moins houleuse, et bientôt l’embarcation navigua rapidement et sans danger vers le navire. Alors la bonne humeur revint aux deux rameurs, et avec elle la réflexion. Ils s’efforcèrent de réparer leur grossièreté envers Indiana ; mais leurs cajoleries étaient plus insultantes que leur colère.

« Allons, ma jeune dame, disait l’un, prenez courage, vous voilà sauvée ; sans doute le capitaine nous fera boire le meilleur vin de la cambuse pour le joli ballot que nous lui avons repêché. »

L’autre affectait de s’apitoyer sur ce que les lames avaient mouillé les vêtements de la jeune dame ; mais, ajoutait-il, le capitaine l’attendait pour lui prodiguer ses soins. Immobile et muette, Indiana écoutait leurs propos avec épouvante ; elle comprenait l’horreur de sa situation, et ne voyait plus d’autre moyen de se soustraire aux affronts qui l’attendaient que de se jeter dans la mer. Deux ou trois fois elle faillit s’élancer hors de la pirogue ; puis elle reprit courage, un courage sublime, avec cette pensée :

« C’est pour lui, c’est pour Raymon que je souffre tous ces maux. Je dois vivre, fussé-je accablée d’ignominie ! »

Elle porta la main à son cœur oppressé, et y trouva la lame d’un poignard qu’elle y avait caché le matin par une sorte de prévision instinctive. La possession de cette arme lui rendit toute sa confiance ; c’était un stylet court et effilé que son père avait coutume de porter, une vieille lame espagnole qui avait appartenu à un Médina-Sidonia, dont le nom était gravé à jour sur l’acier du coutelas, avec la date de 1300. Elle s’était sans doute rouillée dans du sang noble, cette bonne arme ; elle avait lavé probablement plus d’un affront, puni plus d’un insolent. Avec elle, Indiana se sentit redevenir Espagnole, et elle passa sur le navire avec résolution, en se disant qu’une femme ne courait aucun danger tant qu’elle avait un moyen de se donner la mort avant d’accepter le déshonneur. Elle ne se vengea de la dureté de ses guides qu’en les dédommageant avec magnificence de leur fatigue ; puis elle se retira dans la dunette, et attendit avec anxiété que l’heure du départ fût venue.

Enfin le jour se leva, et la mer se couvrit de pirogues qui amenaient à bord les passagers. Indiana, cachée derrière un sabord, regardait avec terreur les figures qui sortaient de ces embarcations ; elle tremblait d’y voir apparaître celle de son mari venant la réclamer. Enfin le canon du départ alla mourir sur les échos de cette île qui lui avait servi de prison. Le navire commença à soulever des torrents d’écume, et le soleil, en s’élevant dans les cieux, jeta ses reflets roses et joyeux sur les cimes blanches des Salazes, qui commençaient à s’abaisser à l’horizon.

À quelques lieues en mer, une sorte de comédie fut jouée à bord pour éluder l’aveu de supercherie. Le capitaine Random feignit de découvrir madame Delmare sur son bâtiment ; il joua la surprise, interrogea les matelots, fit semblant de s’emporter, puis de s’apaiser, et finit par dresser procès-verbal de la rencontre à bord d’un enfant trouvé ; c’est le terme technique en pareille circonstance.

Permettez-moi de terminer ici le récit de cette traversée. Il me suffira de vous dire, pour la justification du capitaine Random, qu’il eut, malgré sa rude éducation, assez de bon sens naturel pour comprendre vite le caractère de madame Delmare ; il hasarda peu de tentatives pour abuser de son isolement, et il finit par en être touché et lui servir d’ami et de protecteur. Mais la loyauté de ce brave homme et la dignité d’Indiana n’empêchèrent pas les propos de l’équipage, les regards moqueurs, les doutes insultants, et les plaisanteries lestes et incisives. Ce furent là les véritables tortures de cette infortunée durant le voyage, car, pour les fatigues, les privations, les dangers de la mer, les ennuis et le malaise de la navigation, je ne vous en parle pas ; elle-même les compta pour rien.

XXVIII.

Trois jours après le départ de la lettre pour l’île Bourbon, Raymon avait complètement oublié et cette lettre et son objet. Il s’était senti mieux portant, et il avait hasardé une visite dans son voisinage. La terre du Lagny, que M. Delmare avait laissée en payement à ses créanciers, venait d’être acquise par un riche industriel, M. Hubert, homme habile et estimable, non pas comme tous les riches industriels, mais comme un petit nombre d’hommes enrichis. Raymon trouva le nouveau propriétaire installé dans cette maison qui lui rappelait tant de choses. Il se plut d’abord à laisser un libre cours à son émotion en parcourant ce jardin où les pas légers de Noun semblaient encore empreints sur le sable, et ces vastes appartements qui semblaient retentir encore du son des douces paroles d’Indiana ; mais bientôt la présence d’un nouvel hôte changea la direction de ses idées. Dans le grand salon, à la place où madame Delmare se tenait d’ordinaire pour travailler, une jeune personne grande et svelte, au long regard à la fois doux et malicieux, caressant et moqueur, était assise devant un chevalet, et s’amusait à copier à l’aquarelle les bizarres lambris de la muraille. C’était une chose charmante que cette copie, une fine moquerie tout empreinte du caractère railleur et poli de l’artiste. Elle s’était plu à outrer la prétentieuse gentillesse de ces vieilles fresques ; elle avait saisi l’esprit faux et chatoyant du siècle de Louis xv sur ces figurines guindées. En rafraîchissant les couleurs fanées par le temps, elle leur avait rendu leurs grâces maniérées, leur parfum de courtisanerie, leurs atours de boudoir et de bergerie si singulièrement identiques. À côté de cette œuvre de raillerie historique elle avait écrit le mot pastiche.

Elle leva lentement sur Raymon ses longs yeux empreints d’une cajolerie caustique, attractive et perfide, qui lui rappela je ne sais pourquoi l’Anna Page de Shakspeare. Il n’y avait dans son maintien ni timidité, ni hardiesse, ni affectation d’usage, ni méfiance d’elle-même. Leur entretien roula sur l’influence de la mode dans les arts.

« N’est-ce pas, Monsieur, que la couleur morale de l’époque était dans ce pinceau ? lui dit-elle en lui montrant la boiserie chargée d’amours champêtres, à la manière de Boucher. N’est-il pas vrai que ces moutons ne marchent pas, ne dorment pas, ne broutent pas comme des moulons d’aujourd’hui ? Et cette jolie nature fausse et peignée, ces buissons de roses à cent feuilles au milieu des bois, où de nos jours ne croissent plus que des haies d’églantiers, ces oiseaux apprivoisés dont l’espèce a disparu apparemment, ces robes de satin rose que le soleil ne ternissait pas ; n’est-ce pas qu’il y avait dans tout cela de la poésie, des idées de mollesse et de bonheur, et le sentiment de toute une vie douce, inutile et inoffensive ? Sans doute, ces ridicules fictions valaient bien nos sombres élucubrations politiques ! Que ne suis-je née en ces jours-là ! ajouta-t-elle en souriant ; j’eusse été bien plus propre (femme frivole et bornée que je suis) à faire des peintures d’éventail et des chefs d’œuvre de parfilage qu’à commenter les journaux et à comprendre la discussion des Chambres ! »

M. Hubert laissa les deux jeunes gens ensemble ; et peu à peu leur conversation dévia au point de tomber sur madame Delmare.

« Vous étiez très-lié avec nos prédécesseurs dans cette maison, dit la jeune fille, et sans doute il y a de la gé-