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INDIANA.

âmes ardentes et passionnées font les santés tenaces et miraculeuses aux jours du danger ; mais les âmes tièdes et paresseuses n’impriment pas au corps de ces élans surnaturels. Quoique Raymon fût un bon fils, comme on l’entend dans la société, il succomba physiquement sous le poids de la fatigue. Étendu sur son lit de douleur, n’ayant plus à son chevet que des mercenaires ou de rares amis pressés de retourner aux agitations de la vie sociale, il se mit à penser à Indiana, et il la regretta sincèrement, car alors elle lui eût été nécessaire. Il se rappela les soins pieux qu’il lui avait vu prodiguer à son vieil et maussade époux, et il se représenta les douceurs et les bienfaits dont elle eût su entourer son amant.

« Si j’eusse accepté son sacrifice, pensa-t-il, elle serait déshonorée ; mais que m’importerait à l’heure où je suis ? Abandonné d’un monde frivole et personnel, je ne serais pas seul ; celle que tous repousseraient avec mépris serait à mes pieds avec amour ; elle pleurerait sur mes maux, elle saurait les adoucir. Pourquoi l’ai-je renvoyée, cette femme ? Elle m’aimait tant qu’elle aurait pu se consoler des outrages des hommes en répandant quelque bonheur sur ma vie intérieure. »

Il résolut de se marier quand il serait guéri, et il repassa dans son cerveau les noms et les figures qui l’avaient frappé dans les salons des deux classes de la société. De ravissantes apparitions passèrent dans ses rêves ; des chevelures chargées de fleurs, des épaules de neige enveloppées de boas de cygne, des corsages souples emprisonnés dans la mousseline ou le satin : ces attrayants fantômes agitèrent leurs ailes de gaze sur les yeux lourds et brûlants de Raymon ; mais il n’avait vu ces péris que dans le tourbillon parfumé du bal. À son réveil, il se demanda si leurs lèvres rosées avaient d’autres sourires que ceux de la coquetterie ; si leurs blanches mains savaient panser les plaies de la douleur, si leur esprit fin et brillant savait descendre à la tâche pénible de consoler et de distraire un malade chargé d’ennuis. Raymon était un homme d’intelligence exacte, et il se méfiait plus qu’un autre de la coquetterie des femmes ; plus qu’un autre il haïssait l’égoïsme, parce qu’il savait qu’il n’y avait là rien à recueillir pour son bonheur. Et puis Raymon était aussi embarrassé pour le choix d’une femme que pour celui d’une couleur politique. Les mêmes raisons lui imposaient la lenteur et la prudence. Il appartenait à une haute et rigide famille qui ne souffrirait point de mésalliance, et pourtant la fortune ne résidait plus avec sécurité que chez les plébéiens. Selon toute apparence, cette classe allait s’élever sur les débris de l’autre, et, pour se maintenir à la surface du mouvement, il fallait être le gendre d’un industriel ou d’un agioteur. Raymon pensa donc qu’il était sage d’attendre de quel côté viendrait le vent pour s’engager dans une démarche qui déciderait de tout son avenir.

Ces réflexions positives lui montraient à nu la sécheresse de cœur qui préside aux unions de convenance, et l’espoir d’avoir un jour une compagne digne de son amour n’entrait que par hasard dans les chances de son bonheur. En attendant, la maladie pouvait être longue, et l’espoir de jours meilleurs n’efface point la sensation aiguë des douleurs présentes. Il revint à la pensée pénible de son aveuglement, le jour où il avait refusé d’enlever madame Delmare, et il se maudit d’avoir si mal compris ses véritables intérêts.

Sur ces entrefaites il reçut la lettre qu’Indiana lui écrivait de l’île Bourbon. L’énergie sombre et inflexible qu’elle conservait, au milieu des revers qui eussent dû briser son âme, frappa vivement Raymon.

« Je l’ai mal jugée, pensa-t-il, elle m’aimait réellement, elle m’aime encore, pour moi elle eût été capable de ces efforts héroïques que je croyais au-dessus des forces d’une femme ; et maintenant je n’aurais peut-être qu’un mot à dire pour l’attirer, comme un invincible aimant, d’un bout du monde à l’autre. S’il ne fallait pas six mois, huit mois peut-être pour obtenir ce résultat, je voudrais essayer ! »

Il s’endormit avec cette idée, mais il fut réveillé bientôt par un grand mouvement dans la chambre voisine. Il se leva avec peine, passa une robe de chambre et se traîna à l’appartement de sa mère ; elle était au plus mal.

Elle retrouva vers le matin la force de s’entretenir avec lui ; elle ne se faisait pas illusion sur le peu de temps qui lui restait à vivre ; elle s’occupa de l’avenir de son fils.

« Vous perdez, lui dit-elle, votre meilleure amie ; que le ciel la remplace par une compagne digne de vous. Mais soyez prudent, Raymon, et ne hasardez point le repos de votre vie entière pour une chimère d’ambition. Je ne connaissais, hélas ! qu’une femme que j’eusse voulu nommer ma fille : mais le ciel avait disposé d’elle. Cependant, écoutez, mon fils. M. Delmare est vieux et cassé ; qui sait si ce long voyage n’a pas épuisé le reste de ses forces ? Respectez l’honneur de sa femme tant qu’il vivra ; mais si, comme je le crois, il est appelé à me suivre de près dans la tombe, souvenez-vous qu’il y a encore au monde une femme qui vous aime presque autant que votre mère vous a aimé. »

Le soir, madame de Ramière mourut dans les bras de son fils. La douleur de Raymon fut amère et profonde ; il ne pouvait y avoir, devant une semblable perte, ni fausse exaltation ni calcul. Sa mère lui était réellement nécessaire, avec elle il perdait tout le bien-être moral de sa vie. Il versa sur son front livide, sur ses yeux éteints, des larmes désespérantes ; il accusa le ciel, il maudit sa destinée, il pleura aussi Indiana. Il demanda compte à Dieu du bonheur qu’il lui devait ; il lui reprocha de le traiter comme un autre et de lui arracher tout à la fois. Puis il douta de ce Dieu qui le châtiait ; il aima mieux le nier que de se soumettre à ses arrêts. Il perdit toutes les illusions avec toutes les réalités de sa vie ; et il retourna à son lit de fièvre et de souffrances, brisé comme un roi déchu, comme un ange maudit.

Quand il fut à peu près rétabli, il jeta un coup d’œil sur la situation de la France. Le mal empirait ; de toutes parts on menaçait de refuser l’impôt. Raymon s’étonna de la confiance imbécile de son parti, et, jugeant à propos de ne pas se jeter encore dans la mêlée, il se renferma à Cercy avec le triste souvenir de sa mère et de madame Delmare.

À force de creuser l’idée qu’il avait d’abord légèrement conçue, il s’accoutuma à penser que cette dernière n’était pas perdue pour lui, s’il voulait se donner la peine de la rappeler. Il vit à cette résolution beaucoup d’inconvénients, mais plus d’avantages encore. Il n’entrait pas dans ses intérêts d’attendre quelle fût veuve pour l’épouser, comme l’avait entendu madame de Ramière. Delmare pouvait vivre vingt ans encore, et Raymon ne voulait pas renoncer pour toujours aux chances d’un mariage brillant. Il concevait mieux que cela dans sa riante et fertile imagination. Il pouvait, en se donnant un peu de peine, exercer sur son Indiana un ascendant illimité ; il se sentait assez d’adresse et de rouerie dans l’esprit pour faire de cette femme ardente et sublime une maîtresse soumise et dévouée. Il pouvait la soustraire au courroux de l’opinion, la cacher derrière le mur impénétrable de sa vie privée, la garder comme un trésor au fond de sa retraite, et l’employer à répandre sur ses instants de solitude et de recueillement le bonheur d’une affection pure et généreuse. Il ne faudrait pas remuer beaucoup pour éviter la colère du mari ; il ne viendrait pas chercher sa femme au delà de trois mille lieues, quand ses intérêts le clouaient irrévocablement dans un autre monde. Indiana serait peu exigeante de plaisir et de liberté après les rudes épreuves qui l’avaient courbée au joug. Elle n’était ambitieuse que d’amour, et Raymon sentait qu’il l’aimerait par reconnaissance, dès qu’elle lui serait utile. Il se rappelait aussi la constance et la douceur qu’elle avait montrées pendant de longs jours de froideur et d’abandon. Il se promettait de conserver habilement sa liberté sans qu’elle osât s’en plaindre ; il se flattait de prendre assez d’empire sur sa conviction pour la faire consentir à tout, même à le voir marié ; et il appuyait cette espérance sur les nombreux exemples de liaisons intimes qu’il avait vues subsister en dépit des lois sociales, moyennant la prudence et