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INDIANA.

la fièvre qu’on peut former une idée complète et l’exprimer d’une manière convenable. Ce n’est pas ma faute si je ne suis pas un dieu, si je ne puis maîtriser auprès de vous l’ardeur de mon sang qui bouillonne, si ma tête s’égare, si je deviens fou. Peut-être aurais-je le droit de me plaindre du féroce sang-froid avec lequel vous m’avez condamné à d’affreuses tortures sans jamais en prendre aucune pitié ; mais ce n’est pas votre faute non plus. Vous étiez trop parfaite pour jouer en ce monde le même rôle que nous, créatures vulgaires, soumises aux passions humaines, esclaves de notre organisation grossière. Je vous l’ai dit souvent, Indiana, vous n’êtes pas femme, et quand j’y songe dans le calme de mes pensées, vous êtes un ange. Je vous adore dans mon cœur comme une divinité. Mais, hélas ! auprès de vous souvent le vieil homme a repris ses droits. Souvent, sous le souffle embaumé de vos lèvres, un feu cuisant est venu dévorer les miennes ; souvent, quand, me penchant vers vous, mes cheveux ont effleuré les vôtres, un frisson d’indicible volupté a parcouru toutes mes veines, et alors j’ai oublié que vous étiez une émanation du ciel, un rêve des félicités éternelles, un ange détaché du sein de Dieu pour guider mes pas en cette vie et pour me raconter les joies d’une autre existence. Pourquoi, par esprit, avais-tu pris la forme tentatrice d’une femme ? Pourquoi, ange de lumière, avais-tu revêtu les séductions de l’enfer ? Souvent j’ai cru tenir le bonheur dans mes bras, et tu n’étais que la vertu.

« Pardonnez-moi ces regrets coupables, mon amie ; je n’étais point digne de vous, et peut-être, si vous eussiez consenti à descendre jusqu’à moi, eussions-nous été plus heureux l’un et l’autre. Mais mon infériorité vous a fait continuellement souffrir, et vous m’avez fait des crimes des vertus que vous aviez.

« Maintenant que vous m’absolvez, j’en suis certain, car la perfection implique la miséricorde, laissez-moi élever encore la voix pour vous remercier et vous bénir. Vous remercier !… Oh non, ma vie, ce n’est pas le mot : car mon âme est plus déchirée que la vôtre du courage qui vous arrache de mes bras. Mais je vous admire ; et, tout en pleurant, je vous félicite. Oui, mon Indiana, ce sacrifice héroïque, vous avez trouvé la force de l’accomplir. Il m’arrache le cœur et la vie, il désole mon avenir, il ruine mon existence. Eh bien, je vous aime encore assez pour le supporter sans me plaindre ; car mon bonheur n’est rien, c’est le vôtre qui est tout. Mon honneur, je vous le sacrifierais mille fois ; mais le vôtre m’est plus cher que toutes les joies que vous m’auriez données. Oh non ! je n’eusse pas joui d’un tel sacrifice. En vain j’aurais essayé de m’étourdir à force d’ivresse et de transports, en vain vous m’eussiez ouvert vos bras pour m’enivrer de voluptés célestes, le remords serait venu m’y chercher ; il aurait empoisonné tous mes jours, et j’aurais été plus humilié que vous du mépris des hommes. Ô Dieu ! vous voir abaissée et flétrie par moi ! vous voir déchue de cette vénération qui vous entoure ! vous voir insultée dans mes bras, et ne pouvoir laver cette offense ! Car en vain j’eusse versé tout mon sang pour vous ; je vous eusse vengée peut-être, mais jamais justifiée. Mon ardeur à vous défendre eût été contre vous une accusation de plus ; ma mort, une preuve irrécusable de votre crime. Pauvre Indiana, je vous aurais perdue ! Oh ! que je serais malheureux !

« Partez donc, ma bien-aimée ; allez sous un autre ciel recueillir les fruits de la vertu et de la religion. Dieu nous récompensera d’un tel effort ; car Dieu est bon. Il nous réunira dans une vie plus heureuse, et peut-être même… mais cette pensée est encore un crime ; pourtant je ne peux pas me défendre d’espérer !… Adieu, Indiana, adieu ; vous voyez bien que notre amour est un forfait !… Hélas ! mon âme est brisée. Où trouverais-je la force de vous dire adieu ! »

Raymon porta lui-même cette lettre chez madame Delmare ; mais elle se renferma dans sa chambre et refusa de le voir. Il quitta donc cette maison après avoir glissé sa lettre à la femme de service, et embrassé cordialement le mari. En laissant derrière lui la dernière marche de l’escalier, il se sentit plus léger qu’à l’ordinaire ; le temps était plus doux, les femmes plus belles, les boutiques plus étincelantes : ce fut un beau jour dans la vie de Raymon.

Madame Delmare serra la lettre toute cachetée dans un coffre qu’elle ne devait ouvrir qu’aux colonies. Elle voulut aller dire adieu à sa tante ; sir Ralph s’y opposa avec une obstination absolue. Il avait vu madame de Carvajal ; il savait qu’elle voulait accabler Indiana de reproches et de mépris ; il s’indignait de cette hypocrite sévérité, et ne supportait pas l’idée que madame Delmare allât s’y exposer.

Le jour suivant, au moment où Delmare et sa femme allaient monter en diligence, sir Ralph leur dit avec son aplomb accoutumé :

« Je vous ai souvent fait entendre, mes amis, que je désirais vous suivre ; mais vous avez refusé de me comprendre ou de me répondre. Voulez-vous me permettre de partir avec vous ?

— Pour Bordeaux ? dit M. Delmare.

— Pour Bourbon, répondit M. Ralph.

— Vous n’y songez pas, reprit M. Delmare ; vous ne pouvez ainsi transporter votre établissement au gré d’un ménage dont l’avenir est incertain et la situation précaire ; ce serait abuser lâchement de votre amitié que d’accepter le sacrifice de toute votre vie et l’abnégation de votre position sociale. Vous êtes riche, jeune, libre ; il faut vous remarier, vous créer une famille…

— Il ne s’agit pas de cela, répondit froidement sir Ralph. Comme je ne sais pas envelopper mes idées dans des mots qui en altèrent le sens, je vous dirai franchement ce que je pense. Il m’a semblé que depuis six mois votre amitié à tous deux s’était refroidie à mon égard. Peut-être ai-je eu des torts que l’épaisseur de mon jugement m’a empêché d’apercevoir. Si je me trompe, un mot de vous suffira pour me rassurer ; permettez-moi de vous suivre. Si j’ai démérité auprès de vous, il est temps de me le dire ; vous ne devez pas, en m’abandonnant, me laisser le remords de n’avoir pas réparé mes fautes. »

Le colonel fut si ému de cette naïve et généreuse ouverture qu’il oublia toutes les susceptibilités d’amour-propre qui l’avaient éloigné de son ami. Il lui tendit la main, lui jura que son amitié était plus sincère que jamais, et qu’il ne refusait ses offres que par discrétion. Madame Delmare gardait le silence. Ralph fit un effort pour obtenir un mot de sa bouche.

« Et vous, Indiana, lui dit-il d’une voix étouffée, avez-vous encore de l’amitié pour moi ? »

Ce mot réveilla toute l’affection filiale, tous les souvenirs d’enfance, toutes les habitudes d’intimité qui unissaient leurs cœurs. Ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, et Ralph faillit s’évanouir : car dans ce corps robuste, dans ce tempérament calme et réservé, fermentaient des émotions puissantes. Il s’assit pour ne pas tomber, resta quelques instants silencieux et pâle ; puis il saisit la main du colonel dans une des siennes, et celle de sa femme dans l’autre.

« À cette heure de séparation peut-être éternelle, leur dit-il, soyez francs avec moi. Vous refusez ma proposition de vous accompagner à cause de moi et non à cause de vous ?

— Je vous jure sur l’honneur, dit Delmare, qu’en vous refusant je sacrifie mon bonheur au vôtre.

— Pour moi, dit Indiana, vous savez que je voudrais ne jamais vous quitter.

— À Dieu ne plaise que je doute de votre sincérité dans un pareil moment ! répondit Ralph ; votre parole me suffit, je suis content de vous deux. »

Et il disparut.

Six semaines après, le brick la Coraly mettait à la voile dans le port de Bordeaux. Ralph avait écrit à ses amis qu’il serait dans cette ville vers les derniers jours de leur station, mais, selon sa coutume, dans un style si laconique, qu’il était impossible de savoir s’il avait l’intention de leur dire un dernier adieu ou celle de les accompagner. Ils attendirent vainement jusqu’à la dernière heure, et le capitaine donna le signal du départ sans