Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
INDIANA.

Mais ta douce voix fait frémir tout mon sang, tes paroles brûlantes versent du feu dans mes veines ; pardonne, pardonne-moi d’avoir pu songer à autre chose qu’à cet ineffable instant où je te possède. Laisse-moi oublier tous les dangers qui nous pressent et te remercier à genoux du bonheur que tu m’apportes ; laisse-moi vivre tout entier dans cette heure de délices que je passe à tes pieds et que tout mon sang ne paierait pas. Qu’il vienne donc te ravir à mes transports, ce mari stupide qui t’enferme et s’endort sur sa grossière violence ? qu’il vienne t’arracher de mes bras, toi mon bien, ma vie ! Désormais tu ne lui appartiens plus ; tu es mon amante, ma compagne, ma maîtresse !… »

En plaidant ainsi, Raymon s’exalta peu à peu, comme il avait coutume de faire en plaidant ses passions. La situation était puissante, romanesque ; elle offrait des dangers. Raymon aimait le péril en véritable descendant d’une race de preux. Chaque bruit qu’il entendait dans la rue lui semblait être l’approche du mari venant réclamer sa femme et le sang de son rival. Chercher les voluptés de l’amour dans les émotions excitantes d’une telle position était un plaisir digne de Raymon. Pendant un quart d’heure il aima passionnément madame Delmare ; il lui prodigua les séductions d’une éloquence brûlante. Il fut vraiment puissant dans son langage et vrai dans son jeu, cet homme dont la tête ardente traitait l’amour comme un art d’agrément. Il joua la passion à s’y tromper lui-même. Honte à cette femme imbécile ! Elle s’abandonna avec délices à ces trompeuses démonstrations ; elle se sentit heureuse, elle rayonna d’espérance et de joie ; elle pardonna tout, elle faillit tout accorder.

Mais Raymon se perdit lui-même par trop de précipitation. S’il eût porté l’art jusqu’à prolonger vingt-quatre heures de plus la situation où Indiana était venue se risquer, elle était à lui peut-être. Mais le jour se levait vermeil et brillant ; il jetait des torrents de lumière dans l’appartement, et le bruit du dehors croissait à chaque instant. Raymon lança un regard sur la pendule, qui marquait sept heures. « Il est temps d’en finir, pensa-t-il ; d’un instant à l’autre Delmare peut arriver, et il faut qu’auparavant je la détermine à rentrer de bon gré chez elle. » Il devint plus pressant et moins tendre ; la pâleur de ses lèvres trahissait le tourment d’une impatience plus impérieuse que délicate. Il y avait de la brusquerie et presque de la colère dans ses baisers. Indiana eut peur. Un bon ange étendit ses ailes sur cette âme chancelante et troublée ; elle se réveilla et repoussa les attaques du vice égoïste et froid.

« Laissez-moi, dit-elle ; je ne veux pas céder par faiblesse ce que je veux pouvoir accorder par amour ou par reconnaissance. Vous ne pouvez pas avoir besoin de preuves de mon affection ; c’en est une assez grande que ma présence ici, et je vous apporte l’avenir avec moi. Mais laissez-moi garder toute la force de ma conscience pour lutter contre les obstacles puissants qui nous séparent encore ; j’ai besoin de stoïcisme et de calme.

— De quoi me parlez-vous ? » dit avec colère Raymon, qui ne l’écoutait pas et qui s’indignait de sa résistance. Et, perdant tout à fait la tête dans cet instant de souffrance et de dépit, il la repoussa rudement, marcha dans la chambre la poitrine oppressée, la tête en feu ; puis il prit une carafe et avala un grand verre d’eau qui calma tout d’un coup son délire et refroidit son amour. Alors il la regarda ironiquement et lui dit :

« Allons, Madame, il est temps de vous retirer. »

Un rayon de lumière vint enfin éclairer Indiana et lui montrer à nu l’âme de Raymon.

« Vous avez raison, » dit-elle ; et elle se dirigea vers la porte.

« Prenez donc votre manteau et votre boa, lui dit-il en l’arrêtant.

— Il est vrai, répondit-elle, ces traces de ma présence pourraient vous compromettre.

— Vous êtes une enfant, lui dit-il d’un ton patelin en lui mettant son manteau avec un soin puéril ; vous savez bien que je vous aime ; mais vraiment vous prenez plaisir à me torturer, et vous me rendez fou. Attendez que j’aille demander un fiacre. Si je le pouvais, je vous reconduirais jusque chez vous ; mais ce serait vous perdre.

— Et croyez-vous donc que je ne sois pas déjà perdue ? dit-elle avec amertume.

— Non, ma chérie, répondit Raymon, qui ne demandait plus qu’à lui persuader de le laisser tranquille. On ne s’est pas aperçu de votre absence, puisqu’on n’est pas encore venu vous demander ici. Quoiqu’on m’eût soupçonné le dernier, il était naturel d’aller faire des perquisitions chez toutes les personnes de votre connaissance. Et puis vous pouvez aller vous mettre sous la protection de votre tante : c’est même le parti que je vous conseille de prendre ; elle conciliera tout. Vous serez censée avoir passé la nuit chez elle… »

Madame Delmare n’écoutait pas, elle regardait d’un air stupide le soleil large et rouge qui montait sur un horizon de toits étincelants. Raymon essaya de la tirer de cette préoccupation. Elle reporta ses yeux sur lui, mais elle sembla ne pas le reconnaître. Ses joues avaient une teinte verdâtre, et ses lèvres sèches semblaient paralysées.

Raymon eut peur. Il se rappela le suicide de l’autre, et, dans son effroi, ne sachant que devenir, craignant d’être deux fois criminel à ses propres yeux, mais se sentant trop épuisé d’esprit pour réussir à la tromper encore, il l’assit doucement sur son fauteuil, l’enferma, et monta à l’appartement de sa mère.

XXI.

Il la trouva éveillée ; elle avait coutume de se lever de bonne heure, par suite des habitudes d’activité laborieuse qu’elle avait contractées dans l’émigration, et qu’elle n’avait point perdues en recouvrant son opulence.

En voyant Raymon pâle, agité, entrer si tard chez elle en costume de bal, elle comprit qu’il se débattait contre une des crises fréquentes de sa vie orageuse. Elle avait toujours été sa ressource et son salut dans ces agitations, dont la trace n’était restée douloureuse et profonde que dans son cœur de mère. Sa vie s’était flétrie et usée de tout ce que la vie de Raymon avait acquis et recouvré. Le caractère de ce fils impétueux et froid, raisonneur et passionné, était une conséquence de son inépuisable amour et de sa tendresse généreuse pour lui. Il eût été meilleur avec une mère moins bonne ; mais elle l’avait habitué à profiter de tous les sacrifices qu’elle consentait à lui faire ; elle lui avait appris à établir et à vouloir son propre bien-être aussi ardemment, aussi fortement qu’elle le voulait. Parce qu’elle se croyait faite pour le préserver de tout chagrin et pour lui immoler tous ses intérêts, il s’était accoutumé à croire que le monde entier était fait pour lui, et devait venir se placer dans sa main à un mot de sa mère. À force de générosité, elle n’avait réussi qu’à former un cœur égoïste.

Elle pâlit, cette pauvre mère, et se soulevant sur son lit, elle le regarda avec anxiété. Son regard lui disait déjà : « Que puis-je faire pour toi ? où faut-il que je coure ?

— Ma mère, lui dit-il en saisissant la main sèche et diaphane qu’elle lui tendait, je suis horriblement malheureux, j’ai besoin de vous. Délivrez-moi des maux qui m’assiègent. J’aime madame Delmare, vous le savez…

— Je ne le savais pas, dit madame de Ramière d’un ton de tendre reproche.

— Ne cherchez pas à le nier, ma bonne mère, dit Raymon, qui n’avait pas de temps à perdre ; vous le saviez, et votre admirable délicatesse vous empêchait de m’en parler la première. Eh bien ! cette femme me met au désespoir, et ma tête se perd.

— Parle donc, dit madame de Ramière avec la vivacité juvénile que lui donnait l’ardeur de son amour maternel.

— Je ne veux rien vous cacher, d’autant plus que cette fois je ne suis pas coupable. Depuis plusieurs mois je cherche à calmer sa tête romanesque et à la ramener à ses devoirs ; mais tous mes soins ne servent qu’à irriter