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INDIANA.

vous avez été le sien ! En ce cas, je puis vous estimer encore, croire à vos remords, à votre sincérité, à votre amour ; sinon, ne pensez plus à moi, vous ne me reverrez jamais. J’en mourrai peut-être, mais j’aime mieux mourir que de descendre à n’être plus que votre maîtresse. »

Raymon se sentit embarrassé pour répondre. Cette fierté l’offensait ; il n’avait pas cru jusqu’alors qu’une femme qui s’était jetée dans ses bras pût lui résister ouvertement et raisonner sa résistance.

« Elle ne m’aime pas, se dit-il ; son cœur est sec, son caractère hautain. »

Dès ce moment il ne l’aima plus. Elle avait froissé son amour-propre ; elle avait déçu l’espoir d’un de ses triomphes, déjoué l’attente d’un de ses plaisirs. Pour lui, elle n’était même plus ce qu’avait été Noun. Pauvre Indiana ! elle qui voulait être davantage ! Son amour passionné fut méconnu, sa confiance aveugle fut méprisée. Raymon ne l’avait jamais comprise : comment eût-il pu l’aimer longtemps ?

Alors il jura, dans son dépit, qu’il triompherait d’elle ; il ne le jura plus par orgueil, mais par vengeance. Il ne s’agissait plus pour lui de conquérir un bonheur, mais de punir un affront ; de posséder une femme, mais de la réduire. Il jura qu’il serait son maître, ne fût-ce qu’un jour, et qu’ensuite il l’abandonnerait pour avoir le plaisir de la voir à ses pieds.

Dans le premier mouvement, il écrivit cette lettre :

« Tu veux que je te promette… folle, y penses-tu ? Je promets tout ce que tu voudras, parce que je ne sais que t’obéir ; mais si je manque à mes serments, je ne serai coupable ni envers Dieu ni envers toi. Si tu m’aimais, Indiana, tu ne m’imposerais pas ces cruels tourments, tu ne m’exposerais pas à être parjure à ma parole, tu ne rougirais pas d’être ma maîtresse… mais vous croiriez vous avilir dans mes bras… »

Ravmon sentit que l’aigreur perçait malgré lui ; il déchira ce fragment, et, après s’être donné le temps de la réflexion, il recommença :

« Vous avouez que vous avez failli perdre la raison cette nuit ; moi je l’avais entièrement perdue. J’ai été coupable… mais non, j’ai été fou. Oubliez ces heures de souffrance et de délire. Je suis calme à présent ; j’ai réfléchi, je suis encore digne de vous… Béni sois-tu, ange du ciel, pour m’avoir sauvé de moi-même, pour m’avoir rappelé comment je devais t’aimer. À présent, ordonne, Indiana ! je suis ton esclave, tu le sais bien. Je donnerais ma vie pour une heure passée dans tes bras, mais je puis souffrir toute une vie pour obtenir un de tes sourires. Je serai un ami, ton frère, rien de plus. Si je souffre, tu ne le sauras pas. Si, près de toi, mon sang s’allume, si ma poitrine s’embrase, si un nuage passe sur mes yeux quand j’effleure ta main, si un doux baiser de tes lèvres, un baiser de sœur, brûle mon front, je commanderai à mon sang de se calmer, à ma tête de se refroidir, à ma bouche de te respecter. Je serai doux, je serai soumis, je serai malheureux, si tu dois être plus heureuse et jouir de mes angoisses, pourvu que je t’entende me dire encore que tu m’aimes. Oh ! dis-le-moi ; rends-moi ta confiance et ma joie ; dis-moi quand nous nous reverrons. Je ne sais ce qui a pu résulter des événements de cette nuit ; comment se fait-il que tu ne m’en parles pas, que tu me laisses souffrir depuis ce matin ? Carle vous a vus promener tous trois dans le parc. Le colonel était malade ou triste, mais non irrité. Ce Ralph ne nous aurait donc pas trahis ! Homme étrange ! Mais quel fond pouvons-nous faire sur sa discrétion, et comment oserai-je me montrer encore au Lagny, maintenant que notre sort est entre ses mains ? Je l’oserai pourtant. S’il faut descendre jusqu’à l’implorer, j’humilierai ma fierté, je vaincrai mon aversion, je ferai tout plutôt que de te perdre. Un mot de toi, et je chargerai ma vie d’autant de remords que j’en pourrai porter ; pour toi j’abandonnerais ma mère elle-même ; pour toi je commettrais tous les crimes. Ah ! si tu comprenais mon amour, Indiana !… »

La plume tomba des mains de Raymon ; il était horriblement fatigué, il s’endormait. Il relut pourtant sa lettre pour s’assurer que ses idées n’avaient pas subi l’influence du sommeil ; mais il lui fut impossible de se comprendre, tant sa tête se ressentait de l’épuisement de ses forces. Il sonna son domestique, le chargea de partir pour le Lagny avant le jour et dormit de ce profond et précieux sommeil dont les gens satisfaits d’eux-mêmes connaissent seuls les paisibles voluptés.

Madame Delmare ne se coucha point ; elle ne s’aperçut pas de la fatigue ; elle passa la nuit à écrire, et quand elle reçut la lettre de Raymon, elle y répondit à la hâte :

« Merci, Raymon, merci ! vous me rendez la force et la vie, maintenant je puis tout braver, tout supporter ; car vous m’aimez, et les plus rudes épreuves ne vous effraient pas. Oui, nous nous reverrons, nous braverons tout. Ralph fera de notre secret ce qu’il voudra ; je ne m’inquiète plus de rien, tu m’aimes ; je n’ai même plus peur de mon mari.

« Vous voulez savoir où en sont nos affaires ?… j’ai oublié hier de vous en parler, et pourtant elles ont pris une tournure assez intéressante pour ma fortune. Nous sommes ruinés. Il est question de vendre le Lagny ; il est même question d’aller vivre aux colonies… mais qu’importe tout cela ? je ne puis me résoudre à m’en occuper. Je sais bien que nous ne nous séparerons jamais… tu me l’as juré, Raymon ; je compte sur ta promesse, comme sur mon courage. Rien ne m’effraiera, rien ne me rebutera ; ma place est marquée à tes côtés, et la mort seule pourra m’en arracher. »

« Exaltation de femme ! dit Raymon en froissant ce billet. Les projets romanesques, les entreprises périlleuses flattent leur faible imagination, comme les aliments amers réveillent l’appétit des malades. J’ai réussi, j’ai ressaisi mon empire, et quant à ces folles imprudences dont on me menace, nous verrons bien ! Les voilà bien, ces êtres légers et menteurs, toujours prêts à entreprendre l’impossible et se faisant de la générosité une vertu d’apparat qui a besoin du scandale ! À voir cette lettre, qui croirait qu’elle compte ses baisers et lésine sur ses caresses ! »

Le jour même il se rendit au Lagny. Ralph n’y était point. Le colonel reçut Raymon avec amitié et lui parla avec confiance. Il l’emmena dans le parc pour être plus à l’aise, et là il lui apprit qu’il était entièrement ruiné et que la fabrique serait mise en vente dès le lendemain. Raymon fit des offres de service ; Delmare refusa.

« Non, mon ami, lui dit-il, j’ai trop souffert de la pensée que je devais mon sort à l’obligeance de Ralph ; il me tardait de m’acquitter. La vente de cette propriété va me mettre à même de payer toutes mes dettes à la fois. Il est vrai qu’il ne me restera rien ; mais j’ai du courage, de l’activité et la connaissance des affaires ; l’avenir est devant nous. J’ai déjà élevé une fois l’édifice de ma petite fortune, je puis le recommencer. Je le dois pour ma femme, qui est jeune et que je ne veux pas laisser dans l’indigence. Elle possède encore une chétive habitation à l’île Bourbon, c’est là que je veux me retirer pour me livrer de nouveau au commerce. Dans quelques années, dans dix ans tout au plus, j’espère que nous nous reverrons… »

Raymon pressa la main du colonel, souriant en lui-même de voir sa confiance en l’avenir, de l’entendre parler de dix ans comme d’un jour lorsque son front chauve et son corps affaibli annonçaient une existence chancelante, une vie usée. Néanmoins il feignit de partager ses espérances.

« Je vois avec joie, lui dit-il, que vous ne vous laissez point abattre par ces revers ; je reconnais là votre cœur d’homme, votre intrépide caractère. Mais madame Delmare montre-t-elle le même courage ? Ne craignez-vous pas quelque résistance à vos projets d’expatriation ?

— J’en suis fâché, répondit le colonel, mais les femmes sont faites pour obéir et non pour conseiller. Je n’ai point encore annoncé définitivement ma résolution à Indiana. Je ne vois pas, sauf vous, mon ami, ce qu’elle pourrait regretter beaucoup ici ; et pourtant, ne fût-ce que par esprit de contradiction, je prévois des larmes, des maux de nerfs… Le diable soit des femmes !… Enfin, c’est égal,