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INDIANA.

que les passions haineuses des Cent-Jours avaient fini par s’amortir et se fondre en nuances diverses. Mais le colonel avait conservé toute la verdeur des siennes, et Ralph tomba dans une grande erreur en pensant qu’il pourrait entendre le langage de la raison. M. Delmare s’aigrit de jour en jour contre lui, et se rapprocha de Raymon, qui, sans faire de concessions trop larges, savait prendre des formes gracieuses pour ménager son amour-propre.

C’est une grande imprudence d’introduire la politique comme passe-temps dans l’intérieur des familles. S’il en existe encore aujourd’hui de paisibles et d’heureuses, je leur conseille de ne s’abonner à aucun journal, de ne pas lire le plus petit article du budget, de se retrancher au fond de leurs terres comme dans une oasis, et de tracer une ligne infranchissable entre elles et le reste de la société ; car si elles laissent le bruit de nos contestations arriver jusqu’à elles, c’en est fait de leur union et de leur repos. On n’imagine pas ce que les divisions d’opinions apportent d’aigreur et de fiel entre les proches ; ce n’est la plupart du temps qu’une occasion pour se reprocher les défauts du caractère, les travers de l’esprit et les vices du cœur.

On n’eût pas osé se traiter de fourbe, d’imbécile, d’ambitieux et de poltron. On enferme les mêmes idées sous le nom de jésuite, de royaliste, de révolutionnaire et de juste-milieu. Ce sont d’autres mots, mais ce sont les mêmes injures, d’autant plus poignantes qu’on s’est permis réciproquement de se poursuivre et de s’attaquer sans relâche, sans indulgence, sans retenue. Alors plus de tolérance pour les fautes mutuelles, plus d’esprit de charité, plus de réserve généreuse et délicate ; on ne se passe plus rien, on rapporte tout à un sentiment politique, et sous ce masque on exhale sa haine et sa vengeance. Heureux habitants des campagnes, s’il est encore des campagnes en France, fuyez, fuyez la politique, et lisez Peau d’âne en famille ! Mais telle est la contagion qu’il n’est plus de retraite assez obscure, de solitude assez profonde pour cacher et protéger l’homme qui veut soustraire son cœur débonnaire aux orages de nos discordes civiles.

Le petit château de la Brie s’était en vain défendu quelques années contre cet envahissement funeste ; il perdit enfin son insouciance, sa vie intérieure et active, ses longues soirées de silence et de méditation. Des disputes fuyantes réveillèrent ses échos endormis, des paroles d’amertume et de menace effrayèrent les chérubins fanés qui souriaient depuis cent ans dans la poussière des lambris. Les émotions de la vie actuelle pénétrèrent dans cette vieille demeure, et toutes ces recherches surannées, tous ces débris d’une époque de plaisir et de légèreté, virent, avec terreur, passer notre époque de doutes et de déclamations, représentée par trois personnes qui s’enfermaient ensemble chaque jour pour se quereller du matin au soir.

XV.

Malgré ces dissensions continuelles, madame Delmare se livrait à l’espoir d’un riant avenir avec la confiance de son âge. C’était son premier bonheur ; et son ardente imagination, son cœur jeune et riche, savaient le parer de tout ce qui lui manquait. Elle était ingénieuse à se créer des jouissances vives et pures, à se restituer le complément des faveurs précaires de sa destinée. Raymon l’aimait. En effet, il ne mentait pas lorsqu’il lui disait qu’elle était le seul amour de sa vie ; il n’avait jamais aimé si purement ni si longtemps. Près d’elle il oubliait tout ce qui n’était pas elle ; le monde et la politique s’effaçaient de son souvenir ; il se plaisait à cette vie intérieure, à ces habitudes de famille qu’elle lui créait. Il admirait la patience et la force de cette femme ; il s’étonnait du contraste de son esprit avec son caractère ; il s’étonnait surtout qu’après tant de solennité dans leur premier pacte, elle se montrât si peu exigeante, heureuse de si furtifs et de si rares bonheurs, confiante avec tant d’abandon et d’aveuglement. C’est que l’amour était dans son cœur une passion neuve et généreuse ; c’est que mille sentiments délicats et nobles s’y rattachaient et lui donnaient une force que Raymon ne pouvait pas comprendre.

Pour lui, il souffrit d’abord de l’éternelle présence du mari ou du cousin. Il avait songé à traiter cet amour comme tous ceux qu’il connaissait ; mais bientôt Indiana le força à s’élever jusqu’à elle. Sa résignation à supporter la surveillance, l’air de bonheur avec lequel elle le contemplait à la dérobée, ses yeux qui avaient pour lui un éloquent et muet langage, son sublime sourire lorsque dans la conversation une allusion soudaine rapprochait leurs cœurs : ce furent bientôt là des plaisirs fins et recherchés que Raymon comprit, grâce à la délicatesse de son esprit et à la culture de l’éducation.

Quelle différence entre cet être chaste qui semblait ignorer la possibilité d'un dénouement à son amour, et toutes ces femmes occupées seulement de le hâter en feignant de le fuir ! Lorsque par hasard Raymon se trouvait seul avec elle, les joues d’Indiana ne s’animaient pas d’un coloris plus chaud, elle ne détournait pas ses regards avec embarras. Non, ses yeux limpides et calmes le contemplaient toujours avec ivresse ; le sourire des anges reposait toujours sur ses lèvres roses comme celles d’une petite fille qui n’a connu encore que les baisers de sa mère. À la voir si confiante, si passionnée, si pure, vivant tout entière de la vie du cœur, et ne comprenant pas qu’il y eût des tortures dans celui de son amant lorsqu’il était à ses pieds, Raymon n’osait plus être homme, dans la crainte de lui paraître au-dessous de ce qu’elle l’avait rêvé, et par amour-propre il se faisait vertueux comme elle.

Ignorante comme une vraie créole, madame Delmare n’avait jusque-là jamais songé à peser les graves intérêts que maintenant on discutait chaque jour devant elle. Elle avait été élevée par sir Ralph, qui avait une médiocre opinion de l’intelligence et du raisonnement chez les femmes, et qui s’était borné à lui donner quelques connaissances positives et d’un usage immédiat. Elle savait donc à peine l’histoire abrégée du monde, et toute dissertation sérieuse l’accablait d’ennui. Mais quand elle entendit Raymon appliquer à ces arides matières toute la grâce de son esprit, toute la poésie de son langage, elle écouta et essaya de comprendre ; puis elle hasarda timidement de naïves questions qu’une fille de dix ans élevée dans le monde eût habilement résolues. Raymon se plut à éclairer cet esprit vierge qui semblait devoir s’ouvrir à ses principes ; mais, malgré l’empire qu’il exerçait sur son âme neuve et ingénue, ses sophismes rencontrèrent quelquefois de la résistance.

Indiana opposait aux intérêts de la civilisation érigés en principes, les idées droites et les lois simples du bon sens et de l’humanité ; ses objections avaient un caractère de franchise sauvage qui embarrassait quelquefois Raymon, et qui le charmait toujours par son originalité enfantine. Il s’appliquait comme à un travail sérieux, il se faisait une tâche importante de l’amener peu à peu à ses croyances, à ses principes. Il eût été fier de régner sur cette conviction si consciencieuse et si naturellement éclairée ; mais il eut quelque peine à y parvenir. Les systèmes généreux de Ralph, sa haine rigide pour les vices de la société, son âpre impatience de voir régner d’autres lois et d’autres mœurs, c’étaient bien là des sympathies auxquelles répondaient les souvenirs malheureux d’Indiana. Mais tout à coup Raymon tuait son adversaire en lui démontrant que cette aversion pour le présent était l’ouvrage de l’égoïsme ; il peignait avec chaleur ses propres affections, son dévouement à la famille royale, qu’il savait parer de tout l’héroïsme d’une fidélité dangereuse, son respect pour la croyance persécutée de ses pères, ses sentiments religieux qu’il ne raisonnait pas, et qu’il conservait par instinct et par besoin, disait-il. Et puis le bonheur d’aimer ses semblables, de tenir à la génération présente par tous les liens de l’honneur et de la philanthropie ; le plaisir de rendre des services à son pays, en repoussant des innovations dangereuses, en maintenant la paix intérieure, en donnant, s’il le fallait, tout son sang pour épargner une goutte de sang au dernier de ses compatriotes ! il peignait toutes ces bénignes utopies avec tant