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INDIANA.

triomphe, et lui adressa sur sa beauté le compliment le moins fade qu’il put trouver.

« Vous êtes inquiet de ma santé, lui dit-elle tout bas ; ne voyez-vous pas que je veux vivre ? »

Il ne put lui répondre que par un regard de bonheur et de reconnaissance. Sir Ralph amenait lui-même le cheval de sa cousine ; Raymon reconnut celui qu’il venait de vendre.

« Comment ! dit avec surprise madame Delmare, qui l’avait vu essayer la veille dans la cour du château, M. de Ramière a donc l’obligeance de me prêter son cheval ?

— N’avez-vous pas admiré hier la beauté et la docilité de cet animal ? lui dit sir Ralph ; il est à vous dès aujourd’hui. Je suis fâché, ma chère, de n’avoir pu vous l’offrir plus tôt.

— Vous devenez facétieux, mon cousin, dit madame Delmare ; je ne comprends rien à cette plaisanterie. Qui dois-je remercier, de M. de Ramière qui consent à me prêter sa monture, ou de vous qui en avez peut-être fait la demande ?

— Il faut, dit M. Delmare, remercier ton cousin, qui a acheté ce cheval pour toi et qui t’en fait présent.

— Est-ce vrai, mon bon Ralph ? dit madame Delmare en caressant le joli animal avec la joie d’une petite fille qui reçoit sa première parure.

— N’était-ce pas chose convenue que je te donnerais un cheval en échange du meuble que tu brodes pour moi ? Allons, monte-le, ne crains rien. J’ai observé son caractère, et je l’ai essayé encore ce matin. » Indiana sauta au cou de sir Ralph, et de là sur le cheval de Raymon, quelle fit caracoler avec hardiesse.

Toute cette scène de famille se passait dans un coin de la cour, sous les yeux de Raymon. Il éprouva un violent sentiment de dépit en voyant l’affection simple et confiante de ces gens-là s’épancher devant lui, qui aimait avec passion et qui n’avait peut-être pas un jour entier à posséder Indiana.

« Que je suis heureuse ! lui dit-elle en l’appelant à son côté dans l’avenue. Il semble que ce bon Ralph ait deviné le présent qui pouvait m’être le plus précieux. Et vous, Raymon, n’êtes-vous pas heureux aussi de voir le cheval que vous montiez passer entre mes mains ? Oh ! qu’il sera l’objet d’une tendre prédilection ! Comment l’appeliez-vous ! Dites, je ne veux pas lui ôter le nom que vous lui avez donné…

— S’il y a quelqu’un d’heureux ici, répondit Raymon, c’est votre cousin, qui vous fait des présents et que vous embrassez si joyeusement.

— En vérité ! dit-elle en riant, seriez-vous jaloux de cette amitié et de ces gros baisers ?

— Jaloux, peut-être, Indiana ; je ne sais pas. Mais quand ce cousin jeune et vermeil pose ses lèvres sur les vôtres, quand il vous prend dans ses bras pour vous asseoir sur le cheval qu’il vous donne et que je vous vends, j’avoue que je souffre. Non ! Madame, je ne suis pas heureux de vous voir maîtresse du cheval que j’aimais. Je conçois bien qu’on soit heureux de vous l’offrir ; mais faire le rôle de marchand pour fournir à un autre le moyen de vous être agréable, c’est une humiliation délicatement ménagée de la part de sir Ralph. Si je ne pensais qu’il a eu tout cet esprit-là à son insu, je voudrais m’en venger.

— Oh ! ti ! cette jalousie ne vous sied pas ! Comment notre intimité bourgeoise peut-elle vous faire envie, à vous qui devez être pour moi en dehors de la vie commune et me créer un monde d’enchantement, à vous seul ! Je suis déjà mécontente de vous, Raymon ; je trouve qu’il y a comme de l’amour-propre blessé dans ce sentiment d’humeur contre mon pauvre cousin. Il semble que vous soyez plus jaloux des tièdes préférences que je lui donne en public que de l’affection exclusive que j’aurais pour un autre en secret.

— Pardon ! pardon ! Indiana, j’ai tort ; je ne suis pas digne de toi, ange de douceur et de bonté ; mais, je l’avoue, j’ai cruellement souffert des droits que cet homme semble s’arroger.

— S’arroger ! lui, Raymon ! Vous ne savez donc pas quelle reconnaissance sacrée nous enchaîne à lui ? Vous ne savez donc pas que sa mère était la sœur de la mienne ; que nous sommes nés dans la même vallée ; que son adolescence a protégé mes premiers ans, qu’il a été mon seul appui, mon seul instituteur, mon seul compagnon à l’île Bourbon ; qu’il m’a suivie partout ; qu’il a quitté le pays que je quittais pour venir habiter celui que j’habite ; qu’en un mot, c’est le seul être qui m’aime et qui s’intéresse à ma vie ?

— Malédiction ! tout ce que vous me dites, Indiana, envenime la plaie. Il vous aime donc bien, cet Anglais ? Savez-vous comment je vous aime, moi ?

— Ah ! ne comparons point. Si une affection de même nature vous rendait rivaux, je devrais la préférence au plus ancien. Mais ne craignez pas, Raymon, que je vous demande jamais de m’aimer à la manière de Ralph.

— Expliquez moi donc cet homme, je vous en supplie ; car qui pourrait pénétrer sous son masque de pierre ?

— Faut-il que je fasse les honneurs de mon cousin moi-même ? dit-elle en souriant. J’avoue que j’ai de la répugnance à le peindre ; je l’aime tant, que je voudrais le flatter ; tel qui’il est, j’ai peur que vous ne le trouviez pas assez beau. Essayez donc de m’aider ; voyons, que vous semble-t-il ?

— Sa figure (pardon si je vous blesse) annonce un homme complètement nul ; cependant il y a du bon sens et de l’instruction dans ses discours quand il daigne parler ; mais il s’en acquitte péniblement, si froidement, que personne ne profite de ses connaissances, tant son débit vous glace et vous fatigue. Et puis il y a dans ses pensées quelque chose de commun et de lourd que ne rachète point la pureté méthodique de l’expression. Je crois que c’est un esprit imbu de toutes les idées qu’on lui a données, et trop apathique et trop médiocre pour en avoir à lui en propre. C’'est tout juste l’homme qu’il faut pour être regardé dans le monde comme un esprit sérieux. Sa gravité fait les trois quarts de son mérite, sa nonchalance fait le reste.

— Il y a du vrai dans ce portrait, répondit Indiana, mais il y a aussi de la prévention. Vous tranchez hardiment des doutes que je n’oserais pas résoudre, moi qui connais Ralph depuis que je suis née. Il est vrai que son grand défaut est de voir souvent par les yeux d’autrui ; mais ce n’est pas la faute de son esprit, c’est celle de son éducation. Vous pensez que sans l’éducation il eût été complètement nul ; je pense que sans elle il l’eut été moins. Il faut que je vous dise une particularité de sa vie qui nous expliquera son caractère. Il eut le malheur d’avoir un frère que ses parents lui préféraient ouvertement ; ce frère avait toutes les brillantes qualités qui lui manquent. Il apprenait facilement, il avait des dispositions pour tous les arts, il pétillait d’esprit ; sa figure, moins régulière que celle de Ralph, était plus expressive. Il était caressant, empressé, actif, en un mot il était aimable. Ralph, au contraire, était gauche, mélancolique, peu démonstratif ; il aimait la solitude, apprenait avec lenteur, et ne faisait pas montre de ses petites connaissances. Quand ses parents le virent si différent de son frère aîné, ils le maltraitèrent ; ils firent pis, ils l’humilièrent. Alors, tout enfant qu’il était, son caractère devint sombre et rêveur, une invincible timidité paralysa toutes ses facultés. On avait réussi à lui inspirer de l’aversion et du mépris pour lui-même ; il se découragea de la vie, et dès l’âge de quinze ans, il fut attaqué du spleen, maladie toute physique sous le ciel brumeux de l’Angleterre, toute morale sous le ciel vivifiant de l’île Bourbon. Il m’a souvent raconté qu’un jour il avait quitté l’habitation avec la volonté de se précipiter dans la mer ; mais comme il était assis sur la grève, rassemblant ses pensées au moment d’accomplir ce dessein, il me vit venir à lui dans les bras de la négresse qui m’avait nourrie ; j’avais alors cinq ans. J’étais jolie, dit-on, et je montrais pour mon taciturne cousin une prédilection que personne ne partageait. Il est vrai qu’il avait pour moi des soins et des complaisances auxquels je n’étais point habituée dans