Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
INDIANA.

avait eu lieu le 28 mars. D’après ces renseignements, on pouvait attribuer cet événement au hasard ; traversant le parc à l’entrée de la nuit, elle avait pu être trompée par le brouillard épais qui régnait depuis plusieurs jours, s’égarer et prendre à côté du pont anglais jeté sur ce ruisseau étroit, mais escarpé sur ses rives et gonflé par les pluies.

Quoique sir Ralph, dont le caractère était plus observateur que ses réflexions ne l’annonçaient, eût trouvé, dans je ne sais laquelle de ses sensations intimes, de violentes causes de soupçons contre M. de Ramière, il ne les communiqua à personne, regardant comme inutile et cruel tout reproche adressé à l’homme assez malheureux pour avoir un tel remords dans sa vie. Il fit même sentir au colonel, qui énonçait devant lui une sorte de doute à cet égard, qu’il était urgent, dans la situation maladive de madame Delmare, de continuer à lui cacher les causes possibles du suicide de sa compagne d’enfance. Il en fut donc de la mort de cette infortunée comme de ses amours. Il y eut convention tacite de ne jamais en parler devant Indiana, et bientôt même on n’en parla plus du tout.

Mais ces précautions furent inutiles, car madame Delmare avait aussi ses raisons pour soupçonner une partie de la vérité : les reproches amers qu’elle avait adressés à la malheureuse fille dans cette fatale soirée lui semblaient des causes suffisantes pour expliquer sa résolution subite. Aussi, depuis l’instant affreux où elle avait, la première, aperçu son cadavre flotter sur l’eau, le repos déjà si troublé d’Indiana, son cœur déjà si triste, avaient reçu la dernière atteinte ; sa lente maladie marchait maintenant avec activité, et cette femme, si jeune et peut-être si forte, refusant de guérir, et cachant ses souffrances à l’affection peu clairvoyante et peu délicate de son mari, se laissait mourir sous le poids du chagrin et du découragement.

« Malheur ! malheur à moi l s’écria-t-elle en entrant dans sa chambre, après avoir appris l’arrivée prochaine de Raymon chez elle. Malédiction sur cet homme qui n’est entré ici que pour y porter le désespoir et la mort ! Mon Dieu ! pourquoi permettez-vous qu’il soit entre vous et moi, qu’il s’empare à son gré de ma destinée, qu’il n’ait qu’à étendre la main pour dire : « Elle est à moi ! Je troublerai sa raison, je désolerai sa vie ; et, si elle me résiste, je répandrai le deuil autour d’elle, je l’entourerai de remords, de regrets et de frayeurs ! Mon Dieu ! ce n’est pas juste qu’une pauvre femme soit ainsi persécutée ! »

Elle se mit à pleurer amèrement ; car le souvenir de Raymon lui ramenait celui de Noun plus vif et plus déchirant.

« Ma pauvre Noun ! ma pauvre camarade d’enfance ! ma compatriote, ma seule amie ! dit-elle avec douleur ; c’est cet homme qui est ton meurtrier. Malheureuse enfant ! il t’a été funeste comme à moi ! Toi qui m’aimais tant, qui seule devinais mes chagrins et savais les adoucir par ta gaieté naïve ! malheur à moi qui t’ai perdue ! C’était bien la peine de l’amener de si loin ! Par quels artifices cet homme a-t-il pu surprendre ainsi ta bonne foi et t’engager à commettre une lâcheté ? Ah ! sans doute, il t’a bien trompée, et tu n’as compris ta faute qu’en vovant mon indignation ! J’ai été trop sévère, Noun, j’ai été sévère jusqu’à la cruauté ; je t’ai réduite au désespoir, je t’ai donné la mort ! Malheureuse ! que n’attendais-tu quelques heures, que le vent eût emporté comme une paille légère mon ressentiment contre toi ! Que n’es-tu venue pleurer dans mon sein, me dire : « J’ai été abusée, j’ai agi sans savoir ce que je faisais ; nais, vous le savez bien, je vous respecte et je vous aime ! » Je t’aurais pressée dans mes bras, nous aurions pleuré ensemble, et tu ne serais pas morte. Morte ! morte si jeune, si belle, si vivace ! Morte à dix-neuf ans, d’une si affreuse mort ! »

En pleurant ainsi sa compagne, Indiana pleurait aussi, à l’insu d’elle-même, les illusions de trois jours, trois jours les plus beaux de sa vie, les seuls qu’elle eût vécus ; car elle avait aimé durant ces trois jours avec une passion que Raymon, eût-il été le plus présomptueux des hommes, n’eût jamais pu imaginer. Mais plus cet amour avait été aveugle et violent, plus l’injure qu’elle avait reçue lui avait été sensible ; le premier amour d’un cœur comme le sien a tant de pudeur et de délicatesse !

Cependant Indiana avait cédé plutôt à un mouvement de honte et de dépit qu’à une volonté bien réfléchie. Je ne mets pas en doute le pardon qu’eût obtenu Raymon s’il eût eu quelques instants de plus pour l’implorer. Mais le sort avait déjoué son amour et son habileté, et madame Delmare croyait sincèrement le haïr désormais.

X.

Pour lui, ce n’était point par fanfaronnade ni par dépit d’amour-propre qu’il ambitionnait plus que jamais l’amour et le pardon de madame Delmare. Il croyait que c’était chose impossible, et nul autre amour de femme, nul autre bonheur sur la terre ne lui semblait valoir celui-là. Il était fait ainsi. Un insatiable besoin d’événements et d’émotions dévorait sa vie. Il aimait la société avec ses lois et ses entraves, parce qu’elle lui offrait des aliments de combats et de résistance ; et s’il avait horreur du bouleversement et de la licence, c’est parce qu’ils promettaient des jouissances tièdes et faciles.

Ne croyez pourtant pas qu’il ait été insensible à la perte de Noun. Dans le premier moment il se fit horreur à lui-même, et chargea des pistolets dans l’intention bien réelle de se brûler la cervelle ; mais un sentiment louable l’arrêta. Que deviendrait sa mère ?… sa mère âgée, débile !… cette pauvre femme dont la vie avait été si agitée et si douloureuse, qui ne vivait plus que pour lui, son unique bien, son seul espoir ! Fallait-il briser son cœur, abréger le peu de jours qui lui restaient ? Non, sans doute. La meilleure manière de réparer son crime, c’était de se consacrer désormais uniquement à sa mère, et c’est dans cette intention qu’il retourna auprès d’elle à Paris, et mit tous ses soins à lui faire oublier l’espèce d’abandon où il l’avait laissée durant une grande partie de l’hiver.

Raymon avait une incroyable puissance sur tout ce qui l’entourait ; car, à tout prendre, c’était, avec ses fautes et ses écarts de jeunesse, un homme supérieur dans la société. Nous ne vous avons pas dit sur quoi était basée sa réputation d’esprit et de talent, parce que cela était hors des événements que nous avions à vous conter ; mais il est temps de vous apprendre que ce Raymon, dont vous venez de suivre les faiblesses et de blâmer peut-être la légèreté, est un des hommes qui ont eu sur vos pensées le plus d’empire ou d’influence, quelle que soit aujourd’hui votre opinion. Vous avez dévoré ses brochures politiques, et souvent vous avez été entraîné, en lisant les journaux du temps, par le charme irrésistible de son style, et les grâces de sa logique courtoise et mondaine.

Je vous parle d’un temps déjà bien loin de nous, aujourd’hui que l’on ne compte plus par siècles, ni même par règnes, mais par ministères. Je vous parle de l’année Martignac, de cette époque de repos et de doute, jetée au milieu de notre ère politique, non comme un traité de paix, mais comme une convention d’armistice, de ces quinze mois du règne des doctrines qui influèrent si singulièrement sur les principes et sur les mœurs, et qui peut-être ont préparé l’étrange issue de notre dernière révolution.

C’est dans ce temps qu’on vit fleurir de jeunes talents, malheureux d’être nés dans des jours de transition et de transaction ; car ils payèrent leur tribut aux dispositions conciliatrices et fléchissantes de l’époque. Jamais, que je sache, on ne vit pousser si loin la science des mots et l’ignorance ou la dissimulation des choses. Ce fut le règne des restrictions, et je ne saurais dire quelles sortes de gens en usèrent le plus, des jésuites à robes courtes ou des avocats en longues robes. La modération politique était passée dans les mœurs comme la politesse des manières, et il en fut de cette première espèce de cour-