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INDIANA.

« Si je la voyais deux fois, se dit-il en s’éloignant, j’en perdrais la tête. »

Le lendemain, il avait complètement oublié Noun ; tout ce qu’il savait d’elle, c’est qu’elle appartenait à madame Delmare. La pâle Indiana occupait toutes ses pensées, remplissait tous ses rêves. Quand Raymon commençait à se sentir amoureux, il avait coutume de s’étourdir, non pour étouffer cette passion naissante, mais au contraire pour chasser la raison qui lui prescrivait d’en peser les conséquences. Ardent au plaisir, il poursuivait son but avec âpreté. Il n’était pas maître d’étouffer les orages qui s’élevaient dans son sein, pas plus qu’il n’était maître de les rallumer quand il les sentait se dissiper et s’éteindre.

Il réussit donc dès le lendemain à apprendre que M. Delmare était allé faire un voyage à Bruxelles pour ses intérêts commerciaux. En partant, il avait confié sa femme à madame Carvajal, qu’il aimait fort peu, mais qui était la seule parente de madame Delmare. Lui, soldat parvenu, il n’avait qu’une famille obscure et pauvre, dont il avait l’air de rougir à force de répéter qu’il n’en rougissait pas. Mais, quoiqu’il passât sa vie à reprocher à sa femme un mépris qu’elle n’avait nullement, il sentait qu’il ne devait pas la contraindre à se rapprocher intimement de ces parents sans éducation. D’ailleurs, malgré son éloignement pour madame de Carvajal, il ne pouvait se refuser à une grande déférence dont voici les raisons.

Madame de Carvajal, issue d’une grande famille espagnole, était une de ces femmes qui ne peuvent pas se résoudre à n’être rien. Au temps où Napoléon régentait l’Europe, elle avait encensé la gloire de Napoléon et embrassé avec son mari et son beau-frère le parti des Joséphinos ; mais son mari s’étant fait tuer à la chute de la dynastie éphémère du conquérant, le père d’Indiana s’était refugié aux colonies françaises. Alors madame de Carvajal, adroite et active, se retira à Paris, où, par je ne sais quelles spéculations de bourse, elle s’était créé une aisance nouvelle sur les débris de sa splendeur passée. À force d’esprit, d’intrigues et de dévotion, elle avait obtenu, en outre, les faveurs de la cour, et sa maison, sans être brillante, était une des plus honorables qu’on pût citer parmi celles des protégés de la liste civile.

Lorsque après la mort de son père, Indiana arriva en France, mariée au colonel Delmare, madame de Carvajal fut médiocrement flattée d’une si chétive alliance. Nénamoins elle vit prospérer les minces capitaux de M. Delmare, dont l’activité et le bon sens en affaires valaient une dot ; elle fit pour Indiana l’acquisition du petit château de Lagny et de la fabrique qui en dépendait. En deux années, grâce aux connaissances spéciales de M. Delmare et aux avances de fonds de sir Rodolph Brown, cousin par alliance de sa femme, les affaires du colonel prirent une heureuse tournure, ses dettes commencèrent à s’acquitter, et madame de Carvajal, aux yeux de qui la fortune était la première recommandation, témoigna beaucoup d’affection à sa nièce et lui promit le reste de son héritage. Indiana, indifférente à l’ambition, entourait sa tante de soins et de prévenances par reconnaissance et non par intérêt, mais il y avait au moins autant de l’un que de l’autre dans les ménagements du colonel. C’était un homme de fer en fait de sentiments politiques ; il n’entendait pas raison sur la gloire inattaquable de son grand empereur, et il la défendait avec l’obstination aveugle d’un enfant de soixante ans. Il lui fallait donc de grands efforts de patience pour ne pas éclater sans cesse dans le salon de madame de Carvajal, où l’on ne vantait plus que la Restauration. Ce que le pauvre Delmare souffrit de la part de cinq ou six vieilles dévotes est inappréciable. Ces contrariétés étaient cause en partie de l’humeur qu’il avait souvent contre sa femme.

Ces choses établies, revenons à M. de Ramière. Au bout de trois jours il était au courant de tous ces détails domestiques, tant il avait poursuivi activement tout ce qui pouvait le mettre sur la voie d’un rapprochement avec la famille Delmare. Il savait qu’en se faisant protéger par madame de Carvajal il pourrait voir Indiana. Le soir du troisième jour il se fit présenter chez elle.

Il n’y avait dans le salon que quatre ou cinq figures ostrogothiques, jouant gravement au reversi, et deux ou trois fils de famille, aussi nuls qu’il est permis de l’être quand on a seize quartiers de noblesse. Indiana remplissait patiemment un fond de tapisserie sur le métier de sa tante. Elle était penchée sur son ouvrage, absorbée en apparence par cette occupation mécanique, et contente peut-être de pouvoir échapper ainsi au froid bavardage de ses voisins. Je ne sais si, cachée par ses longs cheveux noirs qui pendaient sur les fleurs de son métier, elle repassait dans son âme les émotions de cet instant rapide qui l’avait initiée à une vie nouvelle, lorsque la voix du domestique qui annonça plusieurs personnes l’avertit de se lever. Elle le fit machinalement, car elle n’avait pas écouté les noms, et à peine si elle détachait les yeux de sa broderie lorsqu’une voix la frappa d’un coup électrique, et elle fut obligée de s’appuyer sur sa table à ouvrage pour ne pas tomber.

VI.

Raymon ne s’était pas attendu à ce salon silencieux, parsemé de figures rares et discrètes. Impossible de placer une parole qui ne fût entendue dans tous les coins de l’appartement. Les douairières qui jouaient aux cartes semblaient n’être là que pour gêner les propos des jeunes gens, et, sur leurs traits rigides Raymon croyait lire la secrète satisfaction de la vieillesse, qui se venge en réprimant les plaisirs des autres. Il avait compté sur une entrevue plus facile, sur un entretien plus tendre que celui du bal, et c’était le contraire. Cette difficulté imprévue donna plus d’intensité à ses désirs, plus de feu à ses regards, plus d’animation et de vie aux interpellations détournées qu’il adressait à madame Delmare. La pauvre enfant était tout à fait novice à ce genre d’attaque. Elle n’avait pas de défense possible, parce qu’on ne lui demandait rien ; mais elle était forcée d’écouter l’offre d’un cœur ardent, d’apprendre combien elle était aimée, et de se laisser entourer par tous les dangers de la séduction sans faire de résistance. Son embarras croissait avec la hardiesse de Raymon. Madame de Carvajal, qui avait des prétentions fondées à l’esprit, et à qui l’on avait vanté celui de M. de Ramière, quitta le jeu pour engager avec lui une élégante discussion sur l’amour, où elle fit entrer beaucoup de passion espagnole et de métaphysique allemande. Raymon accepta le défi avec empressement, et, sous le prétexte de répondre à la tante, il dit à la nièce tout ce qu’elle eût refusé d’entendre. La pauvre jeune femme, dénuée de protection, exposée de tous côtés à une attaque si vive et si habile, ne put trouver la force de se mêler à cet entretien épineux. En vain la tante, jalouse de la faire briller, l’appela en témoignages de certaines subtilités de sentiment théorique ; elle avoua en rougissant qu’elle ne savait rien de tout cela, et Raymon, ivre de joie en voyant ses joues se colorer et son sein se gonfler, jura qu’il le lui apprendrait.

Indiana dormit encore moins cette nuit-là que les précédentes ; nous l’avons dit, elle n’avait pas encore aimé, et son cœur était depuis longtemps mûr pour un sentiment que n’avait pu lui inspirer aucun des hommes qu’elle avait rencontrés. Élevée par un père bizarre et violent, elle n’avait jamais connu le bonheur que donne l’affection d’autrui. M. de Carvajal, enivré de passions politiques, bourrelé de regrets ambitieux, était devenu aux colonies le planteur le plus rude et le voisin le plus fâcheux ; sa fille avait cruellement souffert de son humeur chagrine. Mais en voyant le continuel tableau des maux de la servitude, en supportant les ennuis de l’isolement et de la dépendance, elle avait acquis une patience extérieure à toute épreuve, une indulgence et une bonté adorables avec ses inférieurs, mais aussi une volonté de fer, une force de résistance incalculable contre tout ce qui tendait à l’opprimer. En épousant Delmare, elle ne fit que changer de maître ; en venant habiter le Lagny, que changer de prison et de solitude. Elle n’aima pas son mari, par la seule raison peut-être qu’on lui faisait un devoir de l’ai-