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INDIANA.

emporter alors et depuis ; hardiesses qu’on m’a tant reprochées, et qui eussent été plus grandes encore si j’avais su combien elles étaient légitimes, honnêtes et sacrées.

Aujourd’hui donc que je viens de relire le premier romande ma jeunesse avec autant de sévérité et de détachement que si c’était l’œuvre d’un autre, au moment de le livrer à une publicité que l’édition populaire ne lui a pas encore donnée, résolu d’avance, non pas à me rétracter (on ne doit jamais rétracter ce qui a été fait ou dit de bonne foi), mais à me condamner si j’eusse reconnu mon ancienne tendance erronée ou dangereuse, je me suis trouvé tellement d’accord avec moi-même dans le sentiment qui me dicta Indiana, et qui me le dicterait encore si j’avais à raconter cette histoire aujourd’hui pour la première fois, que je n’ai voulu y rien changer, sauf quelques phrases incorrectes et quelques mots impropres. Sans doute, il en reste encore beaucoup, et le mérite littéraire de mes écrits, je le soumets entièrement aux leçons de la critique ; je lui reconnais à cet égard toute la compétence qui me manque. Qu’il y ait aujourd’hui dans la presse quotidienne une incontestable masse de talent, je ne le nie pas, et j’aime à le reconnaître. Mais qu’il y ait dans cet ordre d’élégants écrivains beaucoup de philosophes et de moralistes, je le nie positivement, n’en déplaise à ceux qui m’ont condamné, et qui me condamneront encore à la première occasion, du haut de leur morale et de leur philosophie.

Ainsi, je le répète, j’ai écrit Indiana, et j’ai dû l’écrire ; j’ai cédé à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d’inutile, pas même les plus chétifs êtres, et qui intervient dans les plus petites causes aussi bien que dans les grandes. Mais quoi ! celle que je défendais est-elle donc si petite ? C’est celle de la moitié du genre humain, c’est celle du genre humain tout entier ; car le malheur de la femme entraîne celui de l’homme, comme celui de l’esclave entraîne celui du maître, et j’ai cherché à le montrer dans Indiana. On a dit que c’était une cause individuelle que je plaidais ; comme si, à supposer qu’un sentiment personnel m’eût animé, j’eusse été le seul être infortuné dans cette humanité paisible et radieuse ! Assez de cris de douleur et de sympathie ont répondu au mien pour que je sache maintenant à quoi m’en tenir sur la suprême félicité d’autrui.

Je ne crois pas avoir jamais rien écrit sous l’influence d’une passion égoïste ; je n’ai même jamais songé à m’en défendre. Ceux qui m’ont lu sans prévention comprennent que j’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la société. Je n’avais point à faire un traité de jurisprudence, mais à guerroyer contre l’opinion ; car c’est elle qui retarde ou prépare les améliorations sociales. La guerre sera longue et rude ; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d’une aussi belle cause, et je la défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie.

Ce sentiment qui m’animait au commencement, je l’ai donc raisonné et développé à mesure qu’on l’a combattu et blâmé en moi. Des critiques injustes ou malveillantes m’en ont appris plus long que ne m’en eût fait découvrir le calme de l’impunité. Sous ce rapport, je rends donc grâces aux juges maladroits qui m’ont éclairé. Les motifs de leurs arrêts ont jeté dans ma pensée une vive lumière, et fait passer dans ma conscience une profonde sécurité. Un esprit sincère fait son profit de tout, et ce qui découragerait la vanité redouble l’ardeur du dévouement.

Qu’on ne voie pas dans les reproches que, du fond d’un cœur aujourd’hui sérieux et calme, je viens d’adresser à la plupart des journalistes de mon temps une protestation quelconque contre le droit de contrôle dont la moralité publique investit la presse française. Que la critique remplisse souvent mal et comprenne mal encore sa mission dans la société actuelle, ceci est évident pour tout le monde ; mais que la mission en elle-même soit providentielle et sacrée, nul ne peut le nier, à moins d’être athée en fait de progrès, à moins d’être l’ennemi de la vérité, le blasphémateur de l’avenir, et l’indigne enfant de la France. Liberté de la pensée, liberté d’écrire et de parler, sainte conquête de l’esprit humain ! que sont les petites souffrances et les soucis éphémères engendrés par tes erreurs ou tes abus, au prix des bienfaits infinis que tu prépares au monde ?


PREMIÈRE PARTIE.

I.

Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, trois personnes rêveuses étaient gravement occupées, au fond d’un petit castel de la Brie, à regarder brûler les tisons du foyer et cheminer lentement l’aiguille de la pendule. Deux de ces hôtes silencieux semblaient s’abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux ; mais le troisième donnait des marques de rébellion ouverte : il s’agitait sur son siège, étouffait à demi haut quelques bâillements mélancoliques, et frappait la pincette sur les bûches pétillantes, avec l’intention marquée de lutter contre l’ennemi commun.

Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres, était le maître de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise, à l’œil terrible ; excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.

Il quitta enfin sa chaise, évidemment impatienté de ne savoir comment rompre le silence, et se prit à marcher pesamment dans toute la longueur du salon, sans perdre un instant la raideur convenable à tous les mouvements d’un ancien militaire, s’appuyant sur les reins et se tournant tout d’une pièce, avec ce contentement perpétuel de soi-même qui caractérise l’homme de parade et l’officier-modèle.

Mais ils étaient passés, ces jours d’éclat où le lieutenant Delmare respirait le triomphe avec l’air des camps ; l’officier supérieur en retraite, oublié maintenant de la patrie ingrate, se voyait condamné à subir toutes les conséquences du mariage. Il était l’époux d’une jeune et jolie femme, le propriétaire d’un commode manoir avec ses dépendances, et, de plus, un industriel heureux dans ses spéculations ; en conséquence de quoi le colonel avait de l’humeur, et ce soir-là surtout : car le temps était humide, et le colonel avait des rhumatismes.

Il arpentait avec gravité son vieux salon meublé dans le goût de Louis xv, s’arrêtant parfois devant une porte surmontée d’Amours nus, peints à fresque, qui enchaînaient de fleurs des biches fort bien élevées et des sangliers de bonne volonté, parfois devant un panneau surchargé de sculptures maigres et tourmentées, dont l’œil se fut vainement fatigué à suivre les caprices tortueux et les enlacements sans fin. Mais ces vagues et passagères distractions n’empêchaient pas que le colonel, à chaque tour de sa promenade, ne jetât un regard lucide et profond sur les deux compagnons de sa veillée silencieuse, reportant de l’un à l’autre cet œil attentif qui couvait depuis trois ans un trésor fragile et précieux, sa femme.

Car sa femme avait dix-neuf ans, et si vous l’eussiez vue enfoncée sous le manteau de cette vaste cheminée de marbre blanc incrusté de cuivre doré ; si vous l’eussiez vue, toute fluette, toute pâle, toute triste, le coude appuyé sur son genou, elle toute jeune, au milieu de ce vieux ménage, à côté de ce vieux mari, semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare, et peut-être le colonel plus encore que sa femme.

Le troisième occupant de cette maison isolée était assis sous le même enfoncement de la cheminée, à l’autre extrémité de la bûche incandescente. C’était un homme dans toute la force et dans toute la fleur de la jeunesse, et dont les joues brillantes, la riche chevelure d’un blond vif, les favoris bien fournis, juraient avec les cheveux