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MAUPRAT.

Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre et des maigres broussailles qui flambaient dans l’âtre, nous vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d’une compagnie inusitée. D’un côté, la figure pâle et grave d’un homme en habit d’ecclésiastique recevait le reflet de la flamme ; de l’autre côté, un chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d’un nez tellement effilé qu’il n’y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si ce n’est une longue rapière posée en travers sur les genoux du personnage, et la face d’un petit chien qu’on eût prise à sa forme pointue pour celle d’un rat gigantesque : si bien qu’il régnait une harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva lentement, et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître, et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer. « Chut ! Blaireau, » lui dit Marcasse.

VII.

À peine le curé eut-il reconnu Edmée qu’il fit trois pas en arrière avec une exclamation de surprise ; mais ce ne fut rien auprès de la stupéfaction de Patience, lorsqu’il eut promené sur mes traits la lueur du tison enflammé qui lui servait de torche. « La colombe en compagnie de l’ourson ! s’écria-t-il ; que se passe-t-il donc ? — Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que moi-même. J’étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m’a délivrée. — Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette action ! » dit le curé. Patience me prit le bras sans rien dire, et me conduisit auprès du feu. On m’assit sur l’unique chaise de la résidence, et le curé se mit en devoir d’examiner ma jambe, tandis qu’Edmée racontait, jusqu’à certain point, notre aventure, et s’informait de la chasse et de son père. Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l’orage, le bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une échelle qui, à défaut de l’escalier rompu, conduisait aux étages supérieurs de la tour ; son chien le suivit avec une merveilleuse adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu’une lueur rouge montait sur l’horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la haine que j’avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me défendre d’une sorte de consternation en entendant dire que, selon toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris et livré aux flammes ; c’était la honte et la défaite, et cet incendie était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que j’appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je n’eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je me serais élancé dehors. « Qu’avez-vous donc ? me dit Edmée qui était près de moi en cet instant. — J’ai, lui répondis-je brusquement, qu’il faut que je retourne là-bas ; car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles parlementer avec la canaille. — La canaille ! s’écria Patience en m’adressant pour la première fois la parole, qui est-ce qui parle de canaille ici ? J’en suis, moi, de la canaille ; c’est mon titre, et je saurai le faire respecter. — Ma foi ! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé qui m’avait fait rasseoir. — Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience avec un sourire méprisant. — Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à régler ensemble. » Et, surmontant l’affreuse douleur de mon entorse, je me levai de nouveau, et, d’un revers de main, j’envoyai don Marcasse, qui voulut succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal ; mais j’avais les mouvements un peu brusques ; et le pauvre homme était si grêle qu’il ne pesait pas plus dans ma main qu’une belette n’eût fait dans la sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés dans une attitude de philosophe stoïcien ; mais son regard sombre laissait jaillir la flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes d’hospitalité, il attendait, pour m’écraser, que je lui eusse porté le premier coup. Je ne l’eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant le danger qu’il y avait à s’approcher d’un furieux, ne m’eût saisi le bras en me disant d’un ton absolu : « Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l’ordonne. » Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps. Les droits qu’elle s’arrogeait sur moi étaient comme une sanction de ceux que je prétendais avoir sur elle. « C’est juste, » lui répondis-je en m’asseyant, et j’ajoutai en regardant Patience ; « Cela se retrouvera. — Amen, » répondit-il en levant les épaules. Marcasse s’était relevé avec beaucoup de sang-froid, et secouant les cendres dont il était sali, au lieu de s’en prendre à moi, il essayait à sa manière de sermonner Patience. La chose n’était pas facile en elle-même ; mais rien n’était moins irritant que cette censure monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho dans la tempête. « À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout ! Tout le tort, oui, tort, vous ! — Que vous êtes méchant ! me disait Edméc en laissant sa main sur mon épaule ; ne recommencez pas, ou je vous abandonne. » Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m’apercevoir que depuis un instant nous avions changé de rôle. C’était elle maintenant qui commandait et menaçait ; elle avait repris toute sa supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour Gazeau ; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche, représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et dont j’allais bientôt subir les entraves.

« Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons pas ici, et moi je suis dévorée d’inquiétude pour mon pauvre père qui me cherche et qui se tord les bras à l’heure qu’il est. Bon Patience ! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m’aimes pas assez pour être patient et miséricordieux avec lui. — Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Patience en posant sa main sur son front comme au sortir d’un rêve. Oui, vous avez raison ; je suis un vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon… à ce gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres ; est-ce bien parlé ? — Oui, Patience, dit le curé ; d’ailleurs, tout peut s’arranger ; mon cheval est doux et solide, mademoiselle de Mauprat va le monter ; vous et Marcasse le conduirez par la bride, et moi je resterai ici près de notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l’irriter en aucune façon. N’est-ce pas, monsieur Bernard, vous n’avez rien contre moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi ? — Je n’en sais rien, répondis-je, c’est comme il vous plaira. Ayez soin de la cousine, conduisez-la ; moi, je n’ai besoin de rien et je ne me soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c’est tout ce que je voudrais, si c’était possible. — Vous aurez l’un et l’autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde, et voici d’abord de quoi vous réconforter ; je vais à l’écurie préparer le cheval. — Non, j’y vais moi-même, dit Patience ; ayez soin de ce jeune homme. » Et il passa dans une autre salle basse qui servait d’écurie au cheval du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer l’animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel. « Un instanf, dit-elle avant de se laisser emmener ; monsieur le curé, vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher ? — Je le jure, répondit le curé. — Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l’honneur que vous m’attendrez ici ? — Je n’en sais rien du tout, répondis-je ; cela dépendra du temps et de ma patience ; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons,