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TEVERINO.

repoussant, et aujourd’hui, tout en ayant l’air de l’implorer, j’y renonce.

— Vous faites bien, Sabina, ce serait un grand malheur pour tous deux qu’il pût persister après ce que j’ai vu et ce que je sais.

— Et pourtant vous n’avez pas tout vu, et je veux que vous sachiez tout. Hier, au sommet de la tour, j’ai été attendrie jusqu’aux larmes par la voix de cet Italien ; un vertige m’a saisie, j’ai senti ses lèvres sur les miennes, et si je ne vous eusse entendu revenir, je n’aurais peut-être pas détourné la tête.

— Il vous est facile de vous confesser à qui n’a rien perdu de cette scène pittoresque. J’ai cru voir Françoise de Rimini recevant le premier baiser de Lanciotto ! Vous étiez fort belle.

— Eh bien, Léonce, pourquoi ce frisson, ce regard courroucé et cette voix tremblante ? Que vous importe aujourd’hui, puisque, pour cette faute, vous ne m’aimez plus ? puisque vous me méprisez au point de vouloir m’ôter le mérite de la confiance et du repentir ?

— On ne se repent pas quand on se confesse avec tant d’audace.

— Eh bien, que ce soit de l’audace si vous voulez, je ne me pique pas du contraire, et ce n’est pas le pardon d’un amant que je demande, c’est l’absolution de l’amitié. Tenez, Léonce, l’humiliante expérience que j’ai faite hier à mes dépens, m’a fait changer de sentiments sur l’amour et d’opinion sur moi-même. Je rêvais quelque chose d’inouï et de sublime ; j’y croyais encore ; je vous supposais à peine digne de me guider à la découverte de cet idéal. Maintenant j’ai reconnu le néant de mes songes et l’infirmité honteuse de la nature humaine. Un œil de feu, de flatteuses paroles, une belle voix, la fatigue et l’émotion d’une journée d’aventures, l’enivrement d’une belle nuit, d’un beau site, et, par-dessus tout, un méchant instinct de dépit contre vous, m’ont rendue aussi faible à un moment donné, que j’avais été forte et invincible durant plusieurs années passées dans le monde. Un trouble inconcevable a pesé sur moi, un nuage a couvert mes yeux, un bourdonnement a rempli mes oreilles. J’ai senti que moi aussi j’étais un être passif, dominé, entraîné, une femme, en un mot ! Et dès lors tout mon échafaudage d’orgueil s’est écroulé ; j’ai pleuré la foi que j’avais en moi-même, et, me sentant ainsi déchue et désillusionnée sur mon propre compte, j’ai cru, du moins, pouvoir remercier Dieu d’avoir placé près de moi un ami généreux, qui, après m’avoir préservée d’une chute complète, me consolerait dans ma douleur. Me suis-je donc trompée, Léonce, et n’essaierez-vous pas de fermer cette blessure qui saigne au fond de mon cœur ? Faudra-t-il que je pleure dans la solitude, et que je sois foudroyée à toute heure par le cri de ma conscience ? Et si ce désespoir achève de me briser, si une première chute me place sur une pente fatale, si je dois encore subir de si misérables tentations et sentir la gravité de ces dangers que j’ai tant méprisés, n’aurai-je personne pour me tendre la main et me protéger ? Sera-ce mon mari, cet Anglais flegmatique et intempérant qui ne sait pas préserver sa raison de l’attrait du vin, et qui ne conçoit pas qu’on cède à celui de l’amour ? Seront-ce mes adorateurs perfides, ces gens du monde, impitoyables et dépravés, qui ne reculent devant aucun mensonge pour séduire une femme, et qui la méprisent dès qu’elle écoute les mensonges d’un autre ? Dites, où faudra-t-il que je me réfugie désormais, si le seul homme à l’amitié duquel je peux livrer le secret de ma rougeur me repousse et me dit froidement : « De la pitié, oui ; mais du respect, non !

Sabina avait parlé avec énergie ; ses joues étaient d’une pâleur mortelle que faisaient ressortir de légers points brûlants sur ses pommettes délicates. Elle avait réellement la fièvre, et la brise du matin, qui soulevait sa magnifique chevelure, lui donnait un aspect inaccoutumé de désordre et d"émotion violente. Léonce la trouva plus belle que jamais ; il saisit sa main, et la sentant réellement agitée d’un frisson glacé, il la porta à ses lèvres pour la ranimer. Un torrent de larmes brisa la poitrine de Sabina ; et, se penchant sur l’épaule de son ami, elle fut reçue dans ses bras qui la serrèrent passionnément.

Léonce garda le silence ; il lui était impossible de dire un mot. Les préjugés de son orgueil luttaient contre l’élan de son cœur. S’il ne se fût agi en réalité que du pardon de l’amitié, rien ne lui eût été plus facile que de prodiguer de tendres consolations ; mais Léonce était amoureux, amoureux fou peut-être, et depuis trop longtemps pour que les devoirs de l’amitié pussent se présenter à son esprit. Il était aux prises avec une passion bien autrement exigeante et jalouse, et il souffrait de véritables tortures en songeant qu’à deux pas de lui se trouvait un homme qui avait réussi, en un instant, à bouleverser ce cœur fermé pour lui depuis des années. Malgré ce combat intérieur, Léonce était vaincu sans se l’avouer ; car il était né généreux, et de plus, il éprouvait le sentiment qui devient en nous le plus généreux de tous, quand nous réussissons à dégager sa divine essence des souillures de l’égoïsme et de la vanité.

— Ne m’interrogez pas, dit-il à Sabina ; et moi aussi, je souffre… mais restez ainsi près de mon cœur, et tâchons d’oublier, tous les deux !

Il la retint dans ses bras, et elle éprouva bientôt la douceur de ce fluide magnétique qui émane d’un cœur ami, et qui a plus d’éloquence que toutes les paroles. Tous deux respiraient plus librement, et comme les yeux de Sabina se fermaient pour savourer cette pure ivresse, il lui dit en l’attirant plus près de lui : « Dormez, chère malade, reposez-vous de vos fatigues. » Elle céda instinctivement à cette invitation, et bientôt un sommeil bienfaisant, doucement bercé par la marche lente de la voiture et la sollicitude de son ami, répara ses forces et ramena sur ses joues le pâle coloris uniforme, qui est la fraîcheur des brunes.

XIII

HALTE !

Sabina ne s’éveilla qu’à la cabane du douanier ; mais, avant qu’elle eût songé à se dégager de la longue et silencieuse étreinte de Léonce, le regard perçant de Teverino avait surpris le chaste mystère de cette réconciliation. Léonce vit son sourire amical, et, comme il essayait de n’y répondre qu’avec réserve, le bohémien, lui montrant le ciel, et reprenant le récitatif de Tancredi, qu’il avait entonné la veille au même endroit, il chanta ce seul mot, où, en trois notes, Rossini a su concentrer tant de douleur et de tendresse : Amenaïde !

Teverino y mit un accent si profond et si vrai, que Léonce lui dit, en descendant de voiture pour parler au douanier : — Il suffirait de t’entendre prononcer ainsi ce nom et chanter ces trois notes pour reconnaître que tu es un grand chanteur, et que tu comprends la musique comme un maître.

— Je comprends l’amour encore mieux que la musique, répondit Teverino, et je vois avec plaisir que tu commences à en faire autant. Crois-moi, quand l’amour parle à ton cœur, élève ton cœur vers Dieu qui est toute mansuétude et toute bonté. Tu sentiras alors ce cœur blessé redevenir calme et naïf comme celui d’un petit enfant.

— Vous allez donc encore nous conduire ? dit le curé en voyant Teverino monter sur le siège. Serez-vous plus sage qu’hier, au moins ?

— Êtes-vous donc mécontent de moi, cher abbé ? vous est-il arrivé le moindre accident ? D’ailleurs, n’allez-vous pas vous placer près de moi pour modérer ma fougue si je m’emporte ?

— Allons, vous faites de moi tout ce que vous voulez, et si Barbe voyait comme vous me menez par le bout du nez, elle en serait jalouse et réclamerait son monopole. Le fait est que je commence à m’habituer à vos folies, et que je ne peux pas dire que vous ne soyez un aimable compagnon. Allons, fouette, cocher ! pourvu que nous retournions tout de bon à Sainte-Apollinaire aujourd’hui, et que nous ne repassions pas par ce maudit torrent, qui