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TEVERINO.

aux oreilles italiennes ; mais ces applaudissements firent tressaillir Sabina encore plus que l’approche de Léonce. Il lui sembla que c’était comme une ironique fanfare sonnée sur son imminente défaite, et elle eut besoin de constater qu’elle était assise de manière à demeurer, même de très-loin, invisible aux regards curieux, pour se rassurer contre la honte d’une pareille faiblesse.

X.

LO QUE PUEDE UN SASTRE.

Nos voyageurs firent le tour des murailles en dehors de la ville, et quand ils arrivèrent à l’auberge du Lion-Blanc, où ils entrèrent par une petite porte donnant sur des jardins, onze heures sonnaient à l’horloge de la place. Un attroupement de bourgeois et d’artisans s’était formé devant la principale entrée de l’hôtellerie, et l’hôte paraissait soutenir une discussion animée.

— Que voulez-vous, Seigneuries ? répondit-il aux interrogations de Léonce et de Teverino, en poussant la porte au nez des curieux ; les gens de la ville prétendent qu’un grand chanteur est logé dans ma maison, que c’est au moins le signor Rubini, qui, pour se soustraire aux importunités de nos dilettanti, cache son nom et sa présence, et que je suis le complice de son incognito. Les uns veulent absolument qu’il se montre au balcon pour recevoir les félicitations du public qui l’a entendu chanter, il n’y a pas plus d’une demi-heure, du côté des remparts ; d’autres parcourent toute la ville, entrent dans tous les cafés, demandant à grands cris le signor Rubini ; enfin, je ne sais plus que faire. J’ai eu l’honneur de voir passer plusieurs fois dans ma maison le signor Rubini ; je sais bien qu’il n’y est pas.

Cet incident donna à Teverino l’idée d’une facétie en même temps que le désir de tenter une épreuve sur Sabina.

— Écoutez, dit-il à son hôte, je chante passablement, et c’est moi qui tout à l’heure exerçais ma voix du côté de la grande tour. Je suis le marquis de Montefiore. Est-ce que vous ne m’aviez pas encore reconnu ?

— J’ai parfaitement reconnu votre illustrissime Seigneurie aussitôt qu’elle est descendue de voiture, répondit l’hôte, incapable d’avouer qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu la figure de Teverino ; si je ne l’ai pas saluée par son nom, c’est que j’ai craint de trahir l’incognito que les personnes de qualité ont parfois la fantaisie de garder en voyage.

— Eh bien, reprit le prétendu marquis, persévérez dans votre louable discrétion jusqu’à ce que j’aie quitté la ville, et, en récompense, je ne passerai jamais chez vous sans m’arrêter pour y prendre quelque chose. J’ai la fantaisie de me permettre une innocente plaisanterie envers les habitants mélomanes de votre noble cité. Allumez des flambeaux sur la galerie, et annoncez que l’artiste, dont on a entendu la voix, va se rendre aux désirs du bienveillant public.

— Que prétends-tu ? lui demanda Léonce, tandis que l’hôte courait exécuter ses ordres, te faire passer pour Rubini ?

— Il le peut, dit Sabina avec entraînement.

— Signora, lui répondit l’aventurier en portant la main de lady G… à ses lèvres, en signe de gratitude pour cet éloge, je n’ai pas une pareille prétention, et je veux donner une petite leçon à des auditeurs assez sots pour faire une si grossière méprise ; et puis je veux terminer les plaisirs de votre journée par une comédie qui vous divertira peut-être. Toutes nos chambres donnent sur cette galerie qui longe la place. Tenez-vous dans la vôtre en regardant par la fente de votre porte, et ne me trahissez pas, vous, Léonce, en ayant l’air de me connaître. Quand tout fut disposé comme l’entendait Teverino, Sabina, cachée avec Léonce derrière un rideau, vit paraître, sur la galerie éclairée, un personnage misérable, les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l’œil hagard, la démarche traînante, et vêtu de méchants habits beaucoup trop étroits pour lui. Il lui fallut quelques minutes pour reconnaître, sous ce travestissement ridicule, l’élégant Tiberino de Montefiore. Tout était changé, étriqué, appauvri dans son air et dans sa personne. La veste du plus jeune fils de l’hôte bridait sa poitrine et la faisait paraître rentrée, un pantalon court et trop étroit lui allongeait les jambes ; ses mains pendaient sans grâce sur ses flancs paresseux ; une casquette qu’on eût dit ramassée au coin de la borne, une mauvaise guitare passée en sautoir, un gros bâton de pèlerin, tout lui donnait l’aspect d’un misérable histrion ambulant. Sabina essaya de rire ; mais son cœur se serra sans qu’elle pût en apprécier la cause, et Léonce, surpris de ce défi jeté à son indiscrétion, se demanda quelle pouvait être l’audacieuse fantaisie de son complice.

À l’aspect de ce triste personnage, la foule rassemblée au-dessous de la galerie, et qui avait commencé par battre des mains à son approche, changea tout à coup ses cris d’admiration en huées et en sifflets, menaçant d’enfoncer les portes et de rosser l’hôte del Leon-Bianco, pour lui apprendre à se moquer ainsi de ses honorables concitoyens.

— Un petit moment, gracieux public, dit Teverino après avoir apaisé la rumeur par des gestes mêlés d’impertinence et d’humilité, prenez pitié d’un pauvre artiste qui a osé profiter de la circonstance pour vous exhiber ses petits talents. S’il ne réussit pas à vous amuser, il s’offrira lui-même à votre courroux et tendra le dos aux poignées de monnaie dont il vous plaira de l’accabler.

Tout public est capricieux et mobile. Les lazzis de Teverino eurent bientôt adouci celui de la petite ville, et, à défaut du grand chanteur, on consentit à écouter le misérable saltimbanque. Il demanda un sujet d’improvisation et débita plusieurs centaines de vers ronflants avec une emphase burlesque ; après quoi il se mit à miauler, à aboyer, à hennir, à contrefaire le cri de divers animaux, à siffler des variations sur un air des rues, et à imiter la voix de pulcinella, le tout avec une facilité merveilleuse, et s’accompagnant en même temps du grattement monotone et discordant de la guitare.

Quand il eut fini, une pluie de gros sous fit résonner le plancher de la galerie, et le public, l’accablant d’applaudissements ironiques, redemanda à grands cris le chanteur merveilleux. C’était un mélange confus de sifflets, de rires et de trépignements d’impatience. De mauvais plaisants demandaient la tête de l’hôte du Lion-Blanc.

— Eh bien, Messieurs, dit Teverino, il faut vous satisfaire ; le grand chanteur m’a promis de se faire entendre si je réussissais à vous distraire de lui pendant quelques instants. Ma gageure est gagnée, et je vais lui porter vos hommages empressés.

La-dessus, Teverino rentra dans sa chambre, et en ressortit bientôt peigné et paré. Seulement, dans l’intervalle, il fit adroitement éteindre une partie des lumières, de façon qu’on ne pouvait plus le voir assez distinctement pour constater que c’était le même homme. Il préluda sur la guitare avec un rare talent et chanta une barcarolle avec tant de charme, que la foule, enthousiasmée, cria bis avec fureur. Il consentit à recommencer, et quand ce fut fini, il se pencha sur la balustrade d’un air de protection aristocratique. Les cris d’enthousiasme firent place à un profond silence. « Amis, dit-il alors avec une distinction d’accent où l’on ne trouvait plus rien de l’emphase de l’histrion, j’ai consenti à me faire entendre, bien que je sois, par ma position, tout à fait indépendant des caprices d’un public de village et de toute espèce de public. Vous faisiez un tel vacarme sous mes fenêtres, qu’il m’était impossible de dormir, et que j’ai été forcé de transiger ; mais pour vous punir de votre indiscrétion, je ne chanterai pas davantage, et si vous ne prenez le parti de vous retirer au plus vite dans vos maisons, je vous préviens que vous allez être inondés par les pompes à incendie que j’ai fait venir dans cet hôtel, et qui sont prêtes à fonctionner au premier cri de révolte. »

La foule, épouvantée, se dispersa en un clin d’œil, persuadée qu’elle venait d’impatienter quelque haut per-