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MAUPRAT.

mains avec anxiété, et resta immobile ; puis tout à coup l’expression de son visage changea : elle sembla prendre son parti, et vint à moi l’air riant et la main ouverte. Elle était si belle ainsi qu’un nuage passa devant mes yeux, et, pendant un instant, je ne la vis plus.

Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange, et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela. Eh bien ! je vivrais encore autant que j’ai vécu que je n’oublierais pas un seul détail, tant j’en fus frappé au milieu du tumulte qui se faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon cerveau, et de ma tête à ma poitrine.

Oh ! qu’elle était belle ! Il me semble que son spectre passe encore devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume d’amazone qu’on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une jupe de drap très-ample ; le corps serré dans un gilet de satin gris de perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille ; en dessus on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant ; un chapeau de feutre gris à grands bords, relevé sur le front et ombragé d’une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d’Edmée étaient si longs qu’ils descendaient presque à terre. Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon accueil qu’elle semblait faire à mes prétentions, c’en était bien assez pour me rendre fou d’amour et de joie. Je ne comprenais rien de plus agréable qu’une belle femme qui se donnait sans paroles grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la saisir dans mes bras ; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible d’adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les plus grossiers, je tombai à ses genoux, et je les pressai contre ma poitrine ; c’était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande dévergondée que s’adressait cet hommage. Je n’en étais pas moins prêt à m’évanouir.

Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s’écriant : « Ah ! je le voyais bien, je le savais bien, que vous, vous n’étiez pas un de ces réprouvés ; oh ! vous allez me sauver. Dieu merci, soyez béni, ô Dieu ! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté ? vite, fuyons ; faut-il sauter par la fenêtre ? Oh ! je n’ai pas peur, mon cher monsieur, allons ! »

Je crus sortir d’un rêve, et j’avoue que cela me fut horriblement désagréable. « Qu’est-ce à dire ? lui répondis-je en me relevant, vous jouez-vous de moi ? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un enfant ?

— Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures si d’ici là je n’ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais j’y réussirai, s’écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux, vous n’êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être un monstre comme eux ; vous avez eu l’air de me plaindre ; vous me ferez évader, nest-ce pas, n’est-ce pas, mon cher cœur ? »

Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir ; je l’écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la rassurer. Mon âme n’était guère accessible par elle-même à la générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu’elle essayait d’y trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours. Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer.

« Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je ; vous avez tort d’avoir peur de moi ; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop jolie pour que je songe à autre chose qu’à vous caresser.

— Oui, mais vos oncles me tueront, s’écria-t-elle, vous le savez bien. Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer ? Puisque je vous plais, sauvez-moi, je vous aimerai après.

— Oh oui ! après, après ! lui répondis-je en riant d’un air niais et méfiant, après que vous m’aurez fait pendre par les gens du roi que je viens d’étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m’aimez tout de suite, je vous sauverai après ; après, moi aussi » Je la poursuivis autour de la chambre ; elle fuyait. Cependant elle ne me témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m’irriter. Ah ! si j’avais pu comprendre ce que c’était qu’une femme comme elle, et ce qu’était ma situation ! Mais j’en étais incapable et je n’avais qu’une idée fixe, l’idée qu’un loup peut avoir en pareille occasion.

Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même chose : « M’aimez-vous ou vous moquez-vous ? » elle vit à quelle brute elle avait affaire, et, prenant son parti, elle se retourna vers moi, jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein, et me laissa baiser ses cheveux, puis elle me repoussa doucement en me disant : « Eh mon Dieu ! ne vois-tu pas que je t’aime et que tu m’as plu dès le moment où je t’ai vu ? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles et que je ne veux appartenir qu’à toi ? — Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit : Voilà un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant que je l’aime ; il le croira, et je le mènerai pendre. Voyons, il n’y a qu’un mot qui serve, si vous m’aimez. » Elle me regardait d’un air d’angoisse, tandis que je cherchais à rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l’instant de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à sourire, et avec une expression de coquetterie angélique : « Et vous, dit-elle, m’aimez-vous ? »

De ce moment la victoire fut à elle. Je n’eus plus la force de vouloir ce que je désirais ; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus ni moins que celle d’un homme, et je crois que j’eus l’accent de la voix humaine en m’écriant pour la première fois de ma vie : « Oui, je t’aime ! oui, je t’aime !

— Eh bien ! dit-elle d’un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous et sauvons-nous. — Oui, sauvons-nous, lui répondis-je, je déteste cette maison et mes oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu sais bien. — On ne te pendra pas, reprit-elle en riant, mon prétendu est lieutenant-général. — Ton prétendu ! m’écriai-je, saisi d’un nouvel accès de jalousie plus vif que le premier, tu vas te marier ? — Pourquoi non ? » répondit-elle en me regardant avec attention. Je pâlis et je serrai les dents. « En ce cas… lui dis-je en essayant de l’emporter dans mes bras. — En ce cas, reprit-elle en me donnant une petite tape sur la joue, je vois que tu es jaloux ; mais c’est un singulier jaloux que celui qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue des chemins. — Ah ! tu as raison, m’écriai-je, va-t’en ! va-t’en ! je te défendrais jusqu’à la dernière goutte de mon sang ; mais je succomberais sous le nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle horreur ! tu m’y fais penser ; me voilà triste. Allons, pars ! — Oh ! oui ! oh ! oui ! mon ange, » s’écria-t-elle en m’embrassant sur les joues avec effusion.

Cette caresse, la première qu’une femme m’eût faite depuis mon enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser de ma mère ; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s’en aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours : « Sauve-moi ! sauve-moi ! — Et ton mariage ? lui dis-je ; oh ! écoute, jure-moi que tu ne te marieras pas avant que je meure ; ce ne sera pas long, car mes oncles font bonne justice et courte justice, comme ils disent. — Est-ce que tu ne vas pas me suivre ? reprit-elle. — Te suivre ? non ! pendu là-