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TEVERINO.

liarité. Ce ne sera pas vous qui en serez cause, car je vois en vous du génie et de la grandeur d’âme ; mais des circonstances extérieures indépendantes de notre volonté à tous deux : le monde qui m’amuse un instant et bientôt me déplaît, la contrainte de quelque usage auquel je ne saurai peut-être me soumettre que pour un certain nombre d’heures, quelque personnage qui vous charmera et qui me sera antipathique, enfin un caprice de mon esprit mobile qui m’entraînera à quelque pointe vers un nouvel aspect des choses, ceci ou cela me forcera de vous quitter. Mais vous n’aurez pas honte de m’avoir connu, et le nom de Teverino ne vous sera jamais odieux, je vous le jure.

— Je sens que vous ne me trompez pas, répondit Léonce, quoique votre inconstance m’effraie. Voyons, pouvez-vous vous engager à vivre vingt-quatre heures de ma vie et à vous transformer des pieds à la tête, moralement parlant, en homme du monde, comme vous l’êtes déjà matériellement ?

— Rien ne me sera plus facile ; j’aurai d’aussi belles manières et d’aussi nobles procédés que vous-même ; car depuis une heure que je suis avec vous, je vous possède déjà. D’ailleurs, n’ai-je pas vécu de pair à compagnon avec la noblesse quand mes talents me faisaient rechercher ? Croyez-vous que si j’avais voulu adopter une manière d’être uniforme, me priver d’émotions vives, comme de m’abstenir de me ruiner en un jour et de quitter une marquise pour courir après une bohémienne ; enfin que si j’avais voulu me ranger, comme on dit, me soumettre à des exigences, me laisser torturer par l’ambition, infliger à ma vanité tous les supplices de la vanité jalouse, subir les caprices des grands, et nuire à mes compétiteurs pour édifier ma fortune et ma réputation, je n’aurais pas fait comme tant d’autres, qui sont entrés dans le monde par la petite porte des artistes, et qui, devenus seigneurs à leur tour, ont vu ouvrir devant eux les deux battants de la grande ? Rien ne m’eût été plus aisé, et c’est cette facilité même qui m’en a dégoûté. Comptez donc sur mon sentiment des convenances, tant que vos convenances me conviendront, c’est-à-dire pendant vingt-quatre heures, terme que je puis accepter.

— En ce cas, vous allez passer pour un de mes amis que je viens de rencontrer herborisant ou philosophant dans la montagne, et vous serez présenté comme tel à une belle dame que nous allons rejoindre, et que vous entretiendrez dans cette erreur jusqu’à ce que je vous prie de cesser.

— Je ne puis prendre un engagement posé dans ces termes ; je serais toujours à votre caprice, et cela glacerait mon génie. Nous sommes convenus de vingt-quatre heures, ni plus ni moins, et il faut que le serment soit réciproque. Je ne vais pas plus loin, si vous ne me donnez votre parole d’honneur de ne pas m’ôter mon masque avant demain à deux heures de l’après-midi ; car je vois au soleil qu’il est cette heure-là ou peu s’en faut : de même que de mon côté, je vous autorise, si je me trahis avant l’expiration du contrat, à me remettre, nu, dans le lac où vous m’avez trouvé.

— C’est convenu sur l’honneur, dit Léonce.

En tournant, par derrière le bosquet où la voiture était abritée, Léonce et Teverino parvinrent à replacer la valise sous le coffre de devant, sans avoir été aperçus.

— Laissez-moi aller à la découverte et attendez-moi, dit Léonce ; et, comme il s’avançait sur le chemin, il vit venir à lui Madeleine toute haletante, et portant le hamac.

— Son Altesse vous attend et s’impatiente beaucoup, dit-elle ; elle m’a chargée de vous retrouver et de dire à Votre Seigneurie qu’elle s’ennuie considérablement. Tenez ! la voila déjà qui traverse l’eau ! Moi, je vais mettre ceci dans la voiture.

Léonce courut offrir la main à Sabina sans s’inquiéter de laisser Madeleine rencontrer Teverino, et sans se demander si elle ne pouvait pas fort bien avoir déjà vu ce vagabond errer dans le pays. Le hasard parut servir ses projets ; car à peine eut-il prévenu Sabina qu’il avait un de ses amis à lui présenter, que Teverino sortit du bospuet, suivi à distance par l’oiselière, qui le regardait curieusement et semblait le voir pour la première fois.

VII.

À TRAVERS CHAMPS.

— C’est le marquis Tiberino de Montefiori, dit Léonce ; un fidèle ami que j’étais bien sûr de rencontrer, cherchant des fleurs pour son magnifique herbier des Alpes, et un aimable compagnon de route que la Providence nous envoie, si vous daignez l’agréer, et lui faire l’honneur d’être admis dans votre cortège.

La belle figure et la bonne grâce du marquis Tiberino chassèrent l’humeur qui obscurcissait le front de lady G…

— Je suis bien forcée de vous obéir en tout, dit-elle tout bas à Léonce, puisque vous êtes mon docteur et mon maître aujourd’hui ; et il faut que j’accepte vos prescriptions sans y regarder de trop près.

— Vous n’aurez pas beaucoup de mérite cette fois, dit Léonce, et bientôt j’en appellerai à vous-même. Marquis, offre ton bras à milady ; je vais tâcher de repêcher notre curé et ses truites.

Le curé avait fait merveille, et, acharné à ses nombreuses conquêtes, il oubliait l’heure et ses paroissiens, et son office, et sa gouvernante. Il ne fallait plus lui parler de tout cela. En voyant frétiller sur l’herbe le ventre d’argent semé de rubis de ses belles truites, il bondissait lui-même comme une grenouille, et l’on voyait briller dans ses gros yeux ronds la joie innocente de l’homme d’église, qui porte une passion fougueuse dans les amusements permis. Léonce l’aida à faire une caque de joncs et d’osier pour emporter ses poissons, et ainsi emprisonnés, on les replaça vivants dans l’eau, après avoir assujetti le filet verdoyant avec de grosses pierres.

— Je vous invite à souper ce soir à mon presbytère, s’écriait le curé ; elles seront délicieuses, surtout s’il vous reste encore de ce bon vin de tantôt pour les arroser.

— J’ai encore bien mieux, dit Léonce ; j’ai aperçu, dans un taillis de chênes, de superbes oronges, des chanterelles succulentes, des ceps énormes, et je venais vous chercher pour m’aider à les cueillir.

— Ah ! Monsieur ! reprit le curé, rouge d’enthousiasme, courons-y avant que les pâtres descendent chercher leurs vaches. Les ignorants écraseraient sous leurs pieds ces mirifiques champignons dont il faut nous emparer absolument. Vous avez bien fait de m’attendre ; je connais toutes les espèces alimentaires, et le bollet surtout exige une grande délicatesse d’observations, à cause de la quantité de cousins-germains qu’il possède dans la classe des vénéneux.

— Que Panurge s’en tire comme il pourra ! se dit Léonce en voyant Teverino assis avec Sabina sur un groupe de rochers à quelque distance. S’il dit quelque sottise, je ne veux pas en avoir la honte, et j’aime mieux subir les résultats de l’épreuve que de les affronter. Il emmena le curé et Madeleine, qui parut pourtant ne les suivre qu’à regret, sous prétexte que tous les champignons étaient empoisonnés et ne pouvaient servir qu’à tuer les mouches.

— C’est le préjugé de beaucoup de paysans, dit le curé, même dans les régions où la connaissance des espèces comestibles pourrait leur fournir une nourriture saine et succulente.

Léonce passa assez près de Sabina pour qu’elle pût le rappeler si le tête-à-tête lui déplaisait. Elle ne le fit point, et ne parut même pas le voir. Quant au curé, il faisait bon marché de toutes choses, lorsqu’il avait en tête quelque amusement champêtre, ou l’attrait de quelque friandise.

Perdu dans le taillis de chênes, Léonce se trouva bientôt séparé du curé, que l’ardeur de la découverte emportait parmi les broussailles, et dont la présence ne se trahissait plus que de loin en loin, par des exclamations d’enthousiasme, lorsqu’un nouveau groupe de champignons s’offrait à sa vue. Madeleine avait docilement suivi le jeune homme et lui présentait son grand chapeau de paille en guise de panier ; mais Léonce n’y mettait que