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TEVERINO.

prises et s’en arrosa la tête et la barbe, lavant et frottant avec un soin extrême et une voluplé minutieuse cete riche toison noire qui, toute ruisselante, le faisait ressembler à une sauvage divinité des fleuves. Puis, comme le soleil, tombant d’aplomb sur sa nuque et sur son front, commençait à l’incommoder, il arracha des touffes de joncs et d’iris qu’il roula ensemble, et dont il fit un chapeau ou plutôt une couronne de verdure et de fleurs. Le hasard ou un certain goût naturel voulut que cette coiffure se trouvât disposée d’une façon si artiste qu’elle compléta l’idée qu’on pouvait se faire, en le regardant, d’un Neptune antique.

Il bondit une seconde fois dans le lac, atteignit la rive opposée, et courant sur la pente qui était adoucie et couverte de végétation de ce côté-là, il cueillit de superbes fleurs de nymphea blanc qu’il plaça dans sa couronne. Enfin, comme s’il eût deviné l’admiration réelle qu’il causait à Léonce, il se fit une sorte de vêtement avec une ceinture de roseaux et de feuilles aquatiques ; et alors, libre, fier et beau comme le premier homme, il s’étendit sur un coin de sable fin et parut rêver ou s’endormir au soleil, dans une attitude majestueuse.

Léonce, frappé de la perfection d’un semblable modèle, ouvrit son album et essaya de faire un croquis de cet être bizarre, qui, reflété dans l’eau limpide, à demi nu et à demi vêtu d’herbes et de fleurs, offrait le plus beau type qu’un artiste ait jamais eu le bonheur de contempler, dans un cadre naturel de rochers sombres, de feuillages éclatants et de sables argentés, merveilleusement appropriés au sujet. Les flots de la lumière coupée des fortes ombres du rocher, le reflet que l’eau projetait sur ce corps humide d’un ton titianesque, tout se réunissait pour donner à Léonce une des plus complètes jouissances d’art et un des plus vifs sentiments poétiques qu’il eût jamais éprouvés ; car, bien que statuaire, il était aussi sensible à la beauté de la couleur qu’à celle de la forme. Tout à coup il ferma son album, et le jetant loin de lui : « Honte à moi, se dit-il, de vouloir retracer une scène que Raphaël ou Véronèse, Giorgion, Rubens ou le Poussin eussent été jaloux de contempler ! Oui, les grands maîtres de la peinture eussent été seuls dignes de reproduire ce que moi j’ai surpris et comme dérobé à la bienveillance du hasard. C’est bien assez pour moi, qui ne saurais manier un pinceau, de le voir, de le sentir et de le graver dans ma mémoire. »

Le vagabond sembla deviner sa pensée, car, à sa très-grande surprise, il lui cria en italien, après lui avoir demandé s’il comprenait cette langue ; « C’est de l’antique, n’est-ce pas, Signore ? Voulez-vous du Michel-Ange ? En voici. » Et il prit une attitude plus bizarre, mais belle encore, quoique tourmentée. « Maintenant du Raphaël, reprit-il en changeant de posture ; c’est plus gracieux et plus naturel ; mais quoi qu’on en dise, le muscle y joue encore un peu trop son rôle… Le Jules Romain s’en ressentira encore, mais ce n’est pas à dédaigner. » Et quand il se fut posé à la Jules Romain il reprit sa première attitude, en ajoutant : — Celle-ci est la meilleure, c’est du Phidias, et on aura beau chercher on ne trouvera rien de mieux.

— Vous faites donc le métier de modèle ? lui dit Léonce, un peu désenchanté de ce qui lui avait d’abord semblé naïf et imprévu dans cet homme.

— Oui, Monsieur, celui-là et bien d’autres, répondit le nageur, qui était venu se poser au milieu du lac sur un rocher qui formait îlot, et sur lequel il se dressa comme sur un piédestal. Si j’avais une vieille cruche, je vous représenterais ici, avec mes roseaux, un groupe dans le goût de Versailles, quoique je n’y sois pas encore allé ; mais nous avons à Naples beaucoup de choses dans ce style-là. Si j’avais un tambour de basque, je vous montrerais diverses figures napolitaines qui ont plus de grâce et d’esprit dans leur petit doigt que tout votre grand siècle dans ses blocs de marbre et de bronze. Mais puisque je ne puis plus rien pour charmer vos yeux, je veux au moins charmer vos oreilles. Si vous êtes Apollon, ne me traitez pas comme Marsyas ; mais, fussiez-vous un maestro renommé, vous conviendrez que la voix est belle. Je sens que cette eau froide et toutes mes poses vigoureuses m’ont élargi le poumon, et j’ai une envie folle de chanter.

— Chantez, mon camarade, dit Léonce. Si votre ramage répond à votre plumage, vous n’avez pas à craindre mon jugement.

VI.

AUDACES FORTUNA JUVAT.

Alors l’Italien chanta dans sa langue harmonieuse trois strophes empreintes du génie hyperbolique de sa nation, et dont nous donnerons ici la traduction libre. Il les adaptait à un de ces airs de l’Italie méridionale, dont on ne saurait dire s’ils sont les chefs-d’œuvre de maîtres inconnus, ou les mâles inspirations fortuites de la muse populaire :

« Passez, nobles seigneurs, dans vos gondoles bigarrées ; vous presserez en vain l’allure de vos rameurs intrépides ; j’irai plus vite que vous avec mes bras souples comme l’onde et blancs comme l’écume. Couvert de mes haillons, je suis un des derniers sur la terre ; mais, libre et nu, je suis le roi de l’onde et votre maître à tous !

« Fuyez, nobles dames, sur vos barques pavoisées ; vous détournerez en vain la tête, en vain vous couvrirez de l’éventail vos fronts pudiques ; le mien attirera toujours vos regards, et vous suivrez de l’œil, à la dérobée, ma chevelure noire flottante sur les eaux. Avec mes haillons, je vous fais reculer de dégoût ; mais, libre et nu, je suis le roi du monde et le maître de vos cœurs !

« Nagez, oiseaux de la mer et des fleuves ; fendez de vos pieds de corail le flot amer qui vous balance. Avec ma poitrine solide comme la proue d’un navire, avec mes bras souples comme votre cou lustré, je vous suivrai dans vos nids d’algue et de coquillages. Couvert de mes haillons, je vous effraie ; mais, libre et nu, je suis le roi de l’onde, et vous me prenez pour l’un d’entre vous ! »

La voix du chanteur était magnifique, et aucun artiste en renom n’eût pu surpasser la franchise de son accent, la naïveté de sa manière, la puissance de son sentiment exalté. Léonce se crut transporté dans le golfe de Salerne ou de Tarente, sous le ciel de l’inspiration et de la poésie.

— Par Amphitrite ! s’écria-t-il, tu es un grand poëte et un grand chanteur, noble jeune homme ! et je ne sais comment te récompenser du plaisir que tu viens de me causer. Quel est donc ce chant admirable, quelles sont donc ces paroles étranges ?

— Le chant est de quelque dieu égaré sur les cimes de l’Apennin, qui l’aura confié aux échos, lesquels l’auront murmuré à l’oreille des pâtres et des pêcheurs ; mais les paroles sont de moi, Signor, car, avec votre permission, je suis improvisateur quand il me plaît de l’être. Notre langue mélodique est à la portée de tous ; et quand nous avons une idée, nous autres poètes naturels, enfants du soleil, l’expression ne se fait pas désirer longtemps.

— Tu me répéteras ces paroles ; je veux les écrire.

— Si je vous les répète, ce sera autrement. Mes chants s’envolent de moi comme la flamme du foyer, je puis les renouveler et non les retenir. Peut-être trouvez-vous celles-ci un peu fanfaronnes ; c’est le privilège du poète. Ôtez-lui la gloriole, vous lui ôterez son génie.

— Tu as le droit de te vanter, car tu es une nature privilégiée, répondit Léonce, et quelle que soit ta condition, tu mériterais d’être un des premiers sur la terre. Tu m’as charmé ; viens ici, et conte-moi ta misère, je veux la faire cesser.

L’inconnu revint au rivage. — Hélas ! dit-il, vous avez vu le faune antique dans toute sa liberté, l’homme de la nature dans toute sa poésie. À présent, vous allez voir le porteur de haillons dans toute sa laideur et dans toute sa misère ; car il faut bien que je reprenne cette triste livrée, en attendant qu’elle me quitte, ou que je trouve l’emploi de mon génie pour renouveler ma garde-robe. Vous paraissez surpris ? J’ai bien lu dans vos regards, lorsque je me suis approché de vous pour la première fois, que mon aspect vous causait de la répugnance.