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JEANNE.

mais il les cachait, luttant de dévouement dans le secret de son âme avec celui qu’il regardait déjà comme son frère, et qui, de son côté, poursuivait le même dessein de préserver les jours de l’ami, en se risquant le premier dans une rencontre périlleuse pour l’un comme pour l’autre.

M. Alain, après le déjeuner, fut emmené dans la prairie par les jeunes gens, sous prétexte de promenade ; et tandis qu’Arthur, Guillaume et Marie faisaient le guet pour empêcher les deux Charmoise de venir les troubler, le bon curé de Toull causait avec Jeanne derrière les rochers. M. Alain avait réussi, dans la solitude, à étouffer le tumulte de ses pensées. Il avait fouillé tous les viviers de la montagne de Toull, et il n’avait pas retrouvé la source minérale engloutie par la reine des fades Mais il n’en était que plus passionné pour cette découverte ; et à force de gratter la terre, de recueillir des médailles et des légendes, il était devenu tout à fait antiquaire ; c’est-à-dire qu’il avait oublié la jeunesse et ses agitations douloureuses. Il grisonnait déjà, et, à trente-deux ans, il avait la tournure d’un vieillard. La fièvre marchoise avait contribué aussi à mettre de la gravité dans les allures et de l’abattement dans les pensées du pauvre et honnête pasteur.

— Ma fille, disait-il à Jeanne, vous avez fait vœu de chasteté, de pauvreté et d’humilité, je le sais ; mais…

— Il n’y a pas de mais, monsieur l’abbé, répondit Jeanne. C’est un vœu que ma chère défunte mère m’a commandé de faire, lorsque je n’avais encore que quinze ans, et que vous m’avez permis de renouveler ensuite, tous les ans, à la fête de Pâques, en recevant la communion.

— Oui, mon enfant, votre premier vœu était un peu entaché de paganisme ; car vous aviez juré sur la pierre d’Ep-Nell, et c’est un tabernacle dont je ne puis reconnaître la sainteté. Ainsi ce premier vœu est de nulle valeur à mes yeux, et ne vous engage pas, d’autant plus que la cause première était tout à fait illusoire et vaine. Vous le savez maintenant.

— La cause, la cause, monsieur le curé !… Ce n’était pas une mauvaise cause. Ma mère pensait que les fades du mont Barlot me voulaient du mal puisqu’elles m’avaient mis ces trois pièces de monnaie dans la main ; et elle disait que, pour m’en préserver, il fallait faire trois vœux à la sainte Vierge : vœu de pauvreté, à cause du louis d’or ; vœu de chasteté, à cause du gros écu ; vœu d’humilité, à cause de la pièce de cinq sous… Voilà comme la chose s’est passée… Je ne peux rien y changer.

— Mais vous ne compreniez pas ces vœux ? vous étiez une enfant.

— Oh ! que si, que je les comprenais bien !

— Mais vous les faisiez pour obéir à votre mère ?

— Ça me faisait plaisir de lui obéir, et de plaire aussi à la sainte Vierge, et de ressembler à la Grande Pastoure, qui a fait avec ses vœux le miracle de chasser les Anglais de notre pays.

— Très-bien. Mais la sainte Vierge, vous l’appeliez la grand’fade ? avouez-le, Jeanne !

— Qu’est-ce que ça fait que nous l’appelions comme ça, monsieur l’abbé ? ça ne lui fait pas déshonneur.

— Et vous pensiez aussi qu’elle vous aiderait à trouver le trésor et à donzer le veau d’or.

— Elle avait bien aidé la Grande Pastoure à gagner des villes et des grandes batailles ! elle pouvait bien me faire trouver le trou-à-l’or, qui doit rendre riche tout le monde qui est sur la terre. Ça n’est pas par avarice que je souhaitais cela, monsieur le curé, puisque j’avais fait vœu de pauvreté pour moi. Ça n’était pas pour trouver un mari, puisque j’avais fait vœu de virginité. Ça n’était pas non plus pour faire parler de moi, puisque j’avais fait vœu d’être humble et de rester bergère.

— Mais, maintenant, Jeanne, toutes ces rêveries de trésor, de guerre aux Anglais, et de richesse universelle qui vous ont bercée si longtemps, doivent être effacées. Vous voyez bien qu’il n’y faut plus songer, et il serait peut-être plus heureux et plus méritoire pour vous d’épouser un homme riche, humain et bienfaisant, qui ferait cultiver nos terres, assainir notre pays, et qui rendrait les habitants heureux en travaillant.

— Je ne sais pas tout cela, monsieur l'abbé. C’est possible ; et si ça est, je fais grand cas des bonnes intentions de cet homme-là. Mais ne peux pas manquer à mon vœu. Je l’ai fait dans la liberté de ma propore volonté ; et vous avez beau dire que puisque les pièces de monnaie me sont venues de trois messieurs, au lieu de me venir de trois fades, la cause du vœu est nulle, je dis, moi, que le vœu reste, et qu’on ne peut pas se moquer de ces choses-là.

— À Dieu ne plaise que je vous conseille de vous en moquer ! Les engagements pris avec Dieu et notre conscience sont mille fois plus sacrés que ceux qu’on prend avec les hommes. Mais il y a des vœux téméraires que l’Église ne reconnaît pas valables, et que Dieu repousse quand la cause est frivole ou coupable.

— Coupable, monsieur l’abbé ? quand mon vœu était destiné à rendre heureux tous les pauvres qui sont sur la terre !

— Convenez que vous bâtissiez vos engagements sur une erreur, sur une grossière superstition. Votre cœur est admirablement bon, votre intention fut sublime ; mais votre esprit n’est pas éclairé, Jeanne, et vous devez croire que j’en sais un peu plus long que vous sur les cas de conscience.

— Pourtant, monsieur l’abbé, quand vous m’avez permis de renouveler mon vœu dans l’église, vous l’avez cru bon !

— Et je le crois tel encore ; mais la cause du vœu n’en est pas moins nulle. J’ignorais, à cette époque, tout ce que je sais maintenant des superstitions toulloises ; et vous avez, vous autres, une manière de vous confesser par métaphores, qui fait qu’on croit que vous parlez du bon Dieu quand vous parlez quelquefois du diable.

— Oh ! non, monsieur l’abbé, dit Jeanne un peu fâchée, je ne rends pas de culte au diable !

— Je ne dis pas cela, ma bonne Jeanne ; mais je dis que l’église pourrait maintenant vous relever de tous vos vœux.

— L’église, monsieur l’abbé ? l’église de Toull-Sainte-Croix ?

— Non, mon enfant, l’église de Rome.

Jeanne baissa les yeux d’un air soumis. Elle avait bien entendu parler de l’église romaine à son curé. Mais, comme chez tous les paysans, ce mot ne présentait à son esprit d’autre sens que celui d’un bel édifice, objet de dévotion particulière, où les riches seuls pouvaient aller en pèlerinage.

— Je crois bien à la vertu de l’église de Rome, dit-elle ; mais quoique ça, il n’y a pas d’église qui soit plus que Dieu.

Le curé essaya de se faire comprendre. Il parla du pape. Les paysans entendent aussi quelquefois parler du pape. Ils l’appellent le grand prêtre, et Jeanne ne pouvait s’habituer à l’appeler autrement.

— Ce nest pas au grand prêtre, pas plus qu’à l’église de Rome, ou a celle de Saint-Martial de Toull, que j’ai fait mes promesses, dit-elle ; c’est au bon Dieu du ciel, à la grand’Vierge et à ma chère défunte mère. Celle-là ne disait pas toujours comme vous, monsieur l’abbé ; et sur l’article des vœux, elle me disait tous les jours que c’était pour ma vie, et qu’il serait plus heureux pour moi de mourir que de me trahir.

Le curé parla encore du chef de l’Église, du successeur des apôtres qui a reçu les clefs du ciel et le pouvoir de délier les âmes sur la terre. Jeanne fut étonnée, un peu scandalisée même, malgré elle, du pouvoir que M. Alain attribuait à un homme.

— Tout ça ne fera pas, dit-elle, que je n’aie pas juré sur la pierre d’Ep-Nell, pendant que le corps de ma pauvre défunte était là, et que notre maison achevait de brûler, de ne jamais manquer à mes vœux, de ne jamais me marier, et de ne jamais tant seulement embrasser un homme par amour. Vous voyez bien, monsieur l’abbé, que l’âme de ma mère viendrait me faire des reproches, que la Grand’Vierge me retirerait son amitié, et que le