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JEANNE.

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M. Harley, étourdi un instant de cette révélation, reprit vite son sang-froid et sa présence d’esprit.

— Guillaume, dit-il, laissez-moi parler le premier, laissez-moi faire, et maîtrisez-vous, quoi qu’il arrive.

Il mit pied à terre, chercha la clef que Raguet lui avait indiquée, et ouvrit le cadenas. Voulant empêcher son jeune ami d’agir le premier, il le laissa prendre à gauche pour faire le tour du préau, et se dirigea, sans l’avertir, vers la tourelle. Il pénétra dans le couloir, se heurta contre Finaud, qui grattait patiemment à la porte depuis une heure, colla son oreille contre cette porte, et entendit la voix retentissante de Marsillat qui prononçait avec énergie ces paroles :

— N’importe, Jeanne ! malgré toi ! Tu ne seras pas damnée pour un baiser !

Et des pas précipités résonnèrent dans la voûte sonore. Arthur entendit comme deux mains qui se jetaient sur la porte avec détresse et cherchaient à l’ébranler.

— Laissez-moi, monsieur Léon, vous me faites peur, dit en même temps la voix altérée de Jeanne. Si c’est pour jouer, c’est bien cruel ; j’aime mieux me tuer que de plaisanter avec ces choses-là.

C’est alors que M. Harley, pour distraire Marsillat de ses desseins coupables, frappa brusquement à la porte, avec une énergie peu commune. Guillaume était déjà derrière lui.

— Ah ! merci, mon bon Dieu ! s’écria Jeanne ; voilà du monde pour vous faire honte, monsieur Léon.

— Jeanne, dit Marsillat à voix basse, tais-toi, ou tu es morte !

— Oh ! tuez-moi si vous vous voulez, dit Jeanne, je ne me tairai pas.

Mais elle se tut cependant en entendant Marsillat armer son fusil de chasse qu’il venait de tirer de l’étui à la hâte, et dont il dirigea le canon vers les assiégeants.

— Jeanne, dit-il en parlant toujours à voix basse, le premier qui entrera ici malgré moi le paiera cher !… Si tu as le malheur de dire un mot, de faire un cri, un mouvement… j’ouvre… et je tue !…

— Monsieur Marsillat, répondit Jeanne du même ton, pour l’amour du bon Dieu, ouvrez tranquillement. Je ne dirai rien, je ne me plaindrai pas de vous. Ne faites pas de malheur ; je ne demande qu’à sortir sans qu’on fasse attention à moi, et je ne dirai jamais que vous avez voulu me faire peur.

On frappait toujours à la porte, et si fort qu’on l’ébranlait sur ses gonds. Mais comme on ne disait rien encore, Marsillat pensa sérieusement que ce ne pouvait être que des voleurs. Il le fit entendre à Jeanne, et lui dit de se retirer dans l’alcôve, dans la crainte d’une balle.

— Si c’est des voleurs, dit Jeanne, je vous aiderai bien à vous défendre, monsieur Léon. Je ne suis pas peureuse. Pourvu que je sorte après, c’est tout ce qu’il me faut.

— Eh bien ! ma brave fille, dit Marsillat, avec résolution et sang-froid, prends mon autre fusil qui est accroché au mur, là, au-dessus de la cheminée, et tiens-toi derrière le battant de la porte pour me le passer, quand j’aurai fait feu du premier. Qui va là ? ajouta-t-il à haute voix, que demandez-vous ?

— Ouvrez, monsieur Marsillat, dit sir Arthur, j’ai à vous parler pour une affaire importante et très-pressée.

— Oh ! oh ! mon maître, répondit Marsillat ; vous parlez bien haut et vous frappez bien fort ! Est-ce là votre manière de réveiller les gens ? Donnez-moi le temps de m’habiller. Toi, dit-il rapidement à Jeanne, cache-toi derrière les rideaux de mon lit, si tu ne veux pas que je fasse sauter les dents à ton jaloux d’Anglais.

— Moi ! que je me cache derrière votre lit ? répondit Jeanne, Oh ! non, Monsieur, jamais ! je ne veux pas me cacher.

— Comme tu voudras, dit Marsillat. Tu n’en passeras pas moins pour ma maîtresse, et tu vas voir ce qui en résultera ! À ton aise, ma mignonne !

— Eh bien ! monsieur Harley ! reprit-il à haute voix, quand vous serez las de caresser ma porte à coups de poing, vous me le direz ! Je vous avertis que je ne suis pas seul et que je ne vous ouvrirai pas. Allez m’attendre dans le préau, et à distance je vous prie. J’irai savoir ce qu’il y a pour votre service.

— Vous ouvrirez, Monsieur, s’écria Guillaume, incapable de se contenir plus longtemps, et vous nous épargnerez la peine d’enfoncer la porte.

— Ah ! ah ! vous êtes deux ? reprit Marsilat d’un ton froid et méprisant. Eh bien ! cassez la porte, mes maîtres, si le cœur vous en dit. J’ai quatre balles à votre service, car je n’entends pas vous laisser voir ma maîtresse.

— Ce sera donc un combat à mort ! s’écria Guillaume ? car nous sommes armés aussi, et nous voulons entrer.

Et il secoua la porte d’une main exaspérée par la colère.

Marsillat, voyant la porte fléchir et le pêne sortir de la muraille fraîchement recrépie, renonça à l’idée de se défendre. Il lui paraissait indigne de lui de se venger d’un enfant jaloux, autrement que par le mépris et le ridicule. Il recula pour laisser tomber la porte et chercha Jeanne dans l’obscurité pour la préserver de toute atteinte. Mais Jeanne avait disparu comme par enchantement. Il crut qu’elle avait pris le parti de se cacher derrière le lit, et il allait s’en assurer lorsque la porte tomba avec fracas. Sir Arthur s’élança le premier, les mains vides, et faisant à Guillaume un rempart de son corps, malgré la fureur impétueuse du jeune homme qui s’efforçait de le dépasser, et qui avait un pistolet dans chaque main.

— Très-bien, Messieurs, à merveille ! dit Marsillat. Je pourrais vous recevoir comme des brigands, puisqu’il vous plaît de mettre en commun vos transports jaloux, et de venir violer indécemment et grossièrement mon domicile. Mais j’ai pitié de votre ridicule conduite, et je vous en demande à l’un et à l’autre une réparation plus loyale et plus brave que l’assassinat ; deux contre un, à tâtons !

— Tout de suite, si vous voulez, Monsieur, s’écria Guillaume. La lune se lève, et votre cour est assez vaste pour que nous puissions prendre la distance convenable.

— Non, Messieurs, demain, dit Marsillat : j’ai ici une femme que je ne veux pas effrayer davantage. Je serai calme jusqu’à ce que vous m’ayez fait l’honneur de vous retirer.

— Nous ne nous retirerons pas sans vous avoir engagé et persuadé, j’espère, de laisser sortir cette femme de chez vous, dit très-froidement M. Harley ; car nous savons, monsieur Marsillat, qu’elle est ici contre son gré.

— Vous en avez menti, s’écria Léon ; et puisque vous me forcez à la défensive, je vous déclare que vous n’approcherez pas de mon lit aussi facilement que de ma porte.

— Jeanne ! s’écria Guillaume, sortez de l’endroit où vous êtes cachée, répondez !… Ne craignez rien, nous venons pour vous défendre.

— Vous voyez, Messieurs, dit Léon avec ironie, que la personne qu’il vous plaît d’appeler Jeanne n’est point ici, ou que, si elle y est, elle ne désire pas beaucoup votre protection, car elle ne répond pas.

— Si elle ne répond pas, s’écria Guillaume, c’est qu’elle est évanouie ou morte ; mais que vous l’ayez outragée ou assassinée, elle n’en sera pas moins arrachée d’ici, fallût-il à l’instant même châtier en vous le dernier des scélérats et des lâches.

La lune commençait à monter au-dessus des collines de l’horizon, et le vent frais qui accompagne souvent le lever de cet astre balayait les nuages devant lui. La clarté pénétrait dans l’intérieur de la tourelle, et sir Arthur, dont la vue était aussi claire et aussi nette que le jugement, s’était déjà assuré que le lit n’avait pas été dérangé, que les rideaux étaient ouverts, qu’il n’y avait dans cette petite pièce, de construction antique, aucune armoire, aucun cabinet où Jeanne pût être cachée. Ella était donc sortie furtivement au moment où Guillaume et lui s’étaient précipités dans la chambre : elle avait dû profiter de ce premier moment de trouble pour s’esqui-