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MAUPRAT.

cette jeune personne s’était effrayé et l’avait emportée loin de la chasse. Lorsqu’il s’était calmé après une pointe de près d’une lieue, elle avait voulu retourner en arrière ; mais ne connaissant pas le pays de Varenne, où tous les sites se ressemblent, elle s’était de plus en plus écartée. L’orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras. Laurent, l’ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de là, mais qu’il disait très-voisin, et dont il feignait d’être le garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente, et se flattait d’être bien accueillie. Elle n’avait jamais rencontré la figure d’aucun Mauprat, et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait donc suivi son guide sans défiance, et, n’ayant vu de sa vie la Roche-Mauprat, ni de près, ni de loin, elle fut introduite dans la salle de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était tombée.

Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et si belle, avec un air de calme, de franchise et d’honnêteté que je n’avais jamais trouvé sur le front d’aucune autre (toutes celles qui avaient passé la herse de notre manoir étant d’insolentes prostituées ou des victimes stupides), je crus faire un rêve.

J’avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice ; et j’eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre l’arrêt qui m’eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent avait rapidement donné le mot, s’approcha d’elle avec autant de politesse qu’il était capable d’en avoir, et la pria d’excuser son costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient pour se mettre à table que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la chapelle où elle était en conférence pieuse avec son aumônier. L’air de candeur et de confiance avec lequel l’inconnue écouta ce mensonge ridicule me serra le cœur ; mais je ne me rendis pas compte de ce que j’éprouvais. « Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean qui faisait l’assidu d’un air de satyre auprès d’elle, déranger cette dame ; je suis trop inquiète de l’inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes amis dans ce moment pour vouloir m’arrêter ici. Dites-lui que je la supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne vers le lieu où je présume qu’ils peuvent avoir été m’attendre. — Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous remettiez en route par le temps qu’il fait ; d’ailleurs cela ne servirait qu’à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent. Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l’instant même par dix routes différentes, et vont parcourir la Varenne sur tous les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos parents n’aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous donc en repos, et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre ; car vous êtes mouillée et accablée de fatigue. — Sans l’inquiétude que j’éprouve, je serais affamée, répondit-elle en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose ; mais ne faites rien d’extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de bonté. »

Elle s’approcha de la table où j’étais resté accoudé, et prit un fruit tout près de moi sans m’apercevoir. Je me retournai et la regardai effrontément d’un air abruti. Elle supporta mon regard avec arrogance. Voilà du moins ce qu’il me sembla. J’ai su depuis qu’elle ne me voyait seulement pas ; car, tout en faisant effort sur elle-même pour paraître calme et répondre avec confiance à l’hospitalité qu’on lui offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant d’hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant nul soupçon ne lui venait. J’entendis un des Mauprat dire près de moi à Jean : « Bon ! tout va bien ; elle donne dans le panneau ; faisons-la boire, elle causera. — Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l’affaire est sérieuse ; il y a mieux à faire ici qu’à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous appellera pour dire votre avis ; mais ayez l’œil un peu sur Bernard. — Qu’est-ce qu’il y a ? dis-je brusquement en me retournant vers lui. Est-ce que cette fille ne m’appartient pas ? N’a-t-on pas juré sur l’âme de mon grand-père !… — Ah ! c’est parbleu vrai ! » dit Antoine en s’approchant de notre groupe, tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je tiendrai ma parole à une condition. — Laquelle ? — C’est bien simple ; d’ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette donzelle qu’elle n’est pas chez la vieille Rochemaure. — Pour qui me prenez-vous ? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête ? Attendez, voulez-vous que j’aille prendre la robe de ma grand-mère qui est là-haut, et que je me fasse passer pour la dévote de Rochemaure ? — Bonne idée, dit Laurent. — Mais, avant tout, j’ai à vous parler, » reprit Jean. Et il les entraîna dehors après avoir fait un signe aux autres. Au moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager Antoine à me surveiller ; mais Antoine, avec une insistance que je ne compris pas, s’obstina à les suivre. Je restai seul avec l’inconnue.

Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que satisfait du tête-à-tête ; puis, en cherchant à me rendre compte de ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à m’imagmer, à travers les fumées du vin, quelque chose d’assez vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.

Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d’entendre, en supposant d’abord que cette dame si tranquille et si parée était une de ces filles de Bohême que j’avais vues quelquefois dans les foires ; 2o que Laurent, l’ayant rencontrée par les chemins, l’avait amenée pour divertir la compagnie ; 3o qu’on lui avait fait confidence de mon état d’ivresse fanfaronne, et qu’on l’amenait pour mettre ma galanterie à l’épreuve, tandis qu’on me regarderait par le trou de la serrure. Mon premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de me lever et d’aller droit à la porte que je fermai à double tour, et dont je tirai les verrous ; puis je revins vers la dame, déterminé que j’étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.

Elle était assise sous le manteau de la cheminée ; et, comme elle était occupée à sécher ses habits mouillés, et penchée vers le foyer, elle ne s’était pas rendu compte de ce que je faisais ; mais l’expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je m’approchai d’elle. J’étais déterminé à l’embrasser pour commencer ; mais je ne sais par quel prodige, dès qu’elle eut levé ses yeux sur moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le courage de lui dire : « Ma foi ! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez aussi vrai que je m’appelle Bernard Mauprat. — Bernard Mauprat ! s’écria-t-elle en se levant, vous êtes Bernard Mauprat, vous ? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous parlez ; ne vous l’a-t-on pas dit ? — On ne me l’a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et en m’efforçant de lutter contre le respect que m’inspirait sa pâleur subite et son attitude impérieuse. — Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me parliez comme vous faites ? Mais on m’avait bien dit que vous étiez mal élevé, et pourtant j’avais toujours désiré vous rencontrer. — En vérité ? dis-je en ricanant toujours. Vous ! princesse de grandes routes, qui avez connu tant de gens en votre vie ? Laissez mes lèvres rencontrer les vôtres, s’il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si bien tout à l’heure.

— Vos oncles ! s’écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je ne suis pas chez madame de Rochemaure ! — Le nom commence toujours de même, et nous sommes d’aussi bonne roche que qui que ce soit. — La Roche-Mauprat !… » murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux pieds comme une biche qui entend hurler les loups ; et ses lèvres devinrent toutes blanches. L’angoisse passa dans tous ses traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même, et je faillis